26. Les Paladins

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Hier, Williams m'a traité de matérialiste.

Je lui ai rétorqué qu'il n'avait aucun principe.

Wos Koppeling, Journal


La silhouette gesticulante de Fulbert sortit de leur champ de vision en moins d'une seconde, et Siegfried fit plier le levier pour remonter la trappe.

« Qu'est-ce que... que... hoqueta Morgane.

— Venez, je déteste ce vacarme.

— Vous... vous...

— Qu'avez-vous ? s'impatienta le chevalier. Quel est votre problème ? Vous aviez encore besoin de cet outil ? »

Morgane porta son regard horrifié sur Siegfried, puis sur la trappe, comme si elle espérait encore que Fulbert en surgisse tel la marionnette de Guignol.

« Mais c'est...

— C'était un Modèle. Une approximation d'humain. À l'heure actuelle, le monde d'Avalon est peuplé d'entre cinq et dix millions de Modèles, et afin de retrouver notre trajectoire nominale, nous devons les effacer. Cela fait partie des Protocoles, souligna-t-il afin qu'elle le comprenne mieux.

— Vous allez donc tuer tous les humains, un par un ?

— Non. Nous n'avons pas le temps. Nous allons donc acquérir les droits d'Administrateur Système, puis de Super-Administrateur Système, ce qui nous permettra de procéder à une réinitialisation rapide et efficace. »

Puis, pour souligner à quel point Avalon avait la chance de compter sur lui :

« Et indolore, sans doute. »

Ils rejoignirent la cabine en silence. Peu après, un choc sourd sortit Morgane de sa torpeur ; le pilote annonça qu'ils étaient arrivés à destination.

Siegfried colla son casque contre la vitre et sembla prendre le pouls de la ville. Le dirigeable, poussé par le vent, tirait sur les cordes qui l'accrochaient à la tour d'appontage, comme un cheval qui renâcle, et l'habitacle trembla de nouveau.

« Raine ! » appela le chevalier.

L'Ase passa sa tête dans le poste de pilotage.

« Je te laisse le dirigeable. Tu sais ce que tu as à faire. »

Elle hocha la tête sans un mot. Ses grands yeux blancs se posèrent brièvement sur Morgane, comme un appel à l'aide ; mais Siegfried força cette dernière à se lever et l'emmena vers la sortie. Une échelle passait désormais par la trappe de service dans laquelle il avait poussé Fulbert. Morgane descendit les barreaux un par un, en prenant garde de ne pas appuyer sur sa jambe droite. Ses pieds touchèrent une estrade de bois. Le vertige rendait tous ses gestes flous ; l'échelle suivante lui parut ouverte aux quatre vents, et ses mains se crispèrent convulsivement. Elle n'entendait même pas Siegfried pester contre sa lenteur.

La tour d'appontage n'était qu'une tige de bois et de métal, comme une allumette ; à ses pieds s'étendait une cour pavée flanquée d'entrepôts identiques. Un bref soulagement gagna Morgane, puis Siegfried se laissa tomber derrière elle avec un bruit d'enclume. Une petite troupe de soldats impériaux faisait comité d'accueil. Ils avaient jeté des capes grisâtres sur leurs épaulières noires pour s'accommoder du soleil, mais leur chef s'en moquait éperdument. Son armure peinte, semblable à celle de Siegfried, fumait comme une lame tout juste sortie de la forge.

« Qu'est-ce que tu fais ici, Reinhardt ?

— La situation a empiré depuis une demi-heure ; des Paladins ont encerclé le quartier.

— Que veulent-ils ? »

Reinhardt haussa les épaules. Il n'était pas plus humain que Siegfried, et considérait sans doute ces affaires au-delà de ses compétences.

« Le moment est peut-être venu pour nous de nous retirer, constata-t-il.

— Certainement pas. Je ne partirai pas d'ici sans les privilèges de Sysadmin. »

Le chevalier Reinhardt sembla mettre un temps infini à analyser ces paroles, comme s'il avait buté sur un mot ; il haussa de nouveau les épaules et se tourna de trois quarts. Des bruits de pas, dominés par un claquement régulier de sabots, croissaient dans une ruelle adjacente.

« Voilà qui tombe à pic, constata-t-il. Le Haut Paladin Anastase de Hermegen nous fait grâce de sa présence. »

Anastase arrêta son destrier, dont la robe alezan brillait comme un cuir neuf ; les lueurs du jour tombaient sur ses épaulières dorées, comme s'il portait une cape de feu. Son casque sous le bras, le sabre au fourreau, il n'était pas encore venu combattre, mais parlementer. Un groupe hétéroclite de Paladins cheminait dans son ombre ; armures de plates et casque de fer ; cuirasse et mousquet ; chemise, casquette et pistolets de brigand ; costume élégant et chapeau de canotier ; on aurait dit qu'Anastase les avait recrutés en chemin. Mais tous avaient le sabre à la ceinture et une écaille de Mû – parfois en pendentif, en boucle d'oreille, incrustée sur le casque.

« Voyez-vous... commença Siegfried sur le ton docte d'un employé de banque vous demandant de signer un énième formulaire.

— Paladin ! l'interrompit Morgane en se jetant en avant. L'Austral est contrôlé par des Ases qui veulent purger Avalon de toute vie humaine. Vous devez les en... »

Une gifle puissante écrasa sa joue et l'Ase tomba au sol, sonnée.

« Cette femme délire » expliqua Reinhardt sur le même ton posé, tandis que Morgane pressait sa main sur son visage, ensanglanté par les marques indélébiles de son gantelet de fer.

Anastase descendit de cheval et s'approcha d'eux. Son regard était passé par l'hésitation, l'indécision, la colère, et enfin, la détermination. Mais peut-être n'était-ce que le soleil jouant avec les ombres des toits.

« Ôtez votre casque, chevaliers. Un émissaire se doit de découvrir son visage. »

Le Haut Paladin attendit quelques secondes, puis sa main se posa sur la garde du sabre, et derrière lui, d'autres firent de même.

« Je le savais, annonça-t-il froidement. Quel que soit le trou dont vous êtes sortis, dans les terres australes, vous êtes venus reprendre la Guerre des Sysades. »

Le chevalier Siegfried ouvrit les bras d'un air ennuyé, comme si on le prenait en défaut à un contrôle de police.

« Nous ne faisons qu'appliquer des corrections, objecta-t-il. C'est vous qui ne devriez pas exister. Nous agissons dans le cadre des Protocoles, qui ont été écrits par ceux que vous nommez les Précurseurs. Nous sommes dans la loi.

— Mais les Précurseurs n'ont jamais été d'accord entre eux. »

Un silence éloquent plana entre les deux groupes.

« C'était la raison de la Guerre, lâcha Anastase en coiffant son casque. Une arche pour sauver l'humanité, ou une armée pour envahir les étoiles.

— Haut Paladin ! tonna Siegfried. Si vous faites un pas de plus, j'anéantis le prince Midian et sa Cour, et je noie Hemegen dans le plus grand incendie qu'elle ait jamais connu.

— Peut-être avez-vous un tel pouvoir, remarqua Anastase. Mais même si je vous laisse partir en paix, vous finirez toujours par revenir nous détruire.

— Certes » admit-il avec froideur.

Anastase dépassa ses hommes de quelques mètres et dégaina son sabre avec lenteur ; la lumière coula à travers sa lame transparente comme un prisme, éclata et se répandit sur les pavés en arcs-en-ciel somptueux.

« Chevalier Siegfried, massacreur de Gormelo, vous qui n'accordez aucune valeur à la vie humaine, je vous somme de venir recevoir le châtiment de vos crimes.

— Sans doute. »

D'un geste brutal, il dégaina un de ses deux pistolets et fit feu en pleine tête.

MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant