41. La nuit des monstres

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Depuis tout ce temps, je croyais être en paix face à la mort. Et voilà que je n'arrive pas à trouver le sommeil !

Sans doute, je me croyais meilleur que tous les autres, moi qui étais resté debout alors que la Terre disparaissait. Et ma détermination face à l'inévitable a suscité beaucoup d'admiration au sein du projet Avalon.

Mais ce soir, mes mains tremblent.

L'expérience d'empreinte doit avoir lieu demain. Ses chances de succès sont maigres. Karda et Mû m'ont beaucoup aidé, mais trop de paramètres doivent être calibrés pour tout réussir du premier coup – je dois être le cobaye.

Avalon est construit. Le monde existe. Mais je laisse derrière moi un projet inachevé. Je n'ai pas eu la force d'affronter Noah. Je me disais que ce n'était pas mon rôle, mais je sais maintenant : j'étais trop lâche.

Je vais disparaître, et maintenant que j'en ai pris conscience, tout ce que j'ai accompli me semble futile et illusoire. Je n'aurai jamais dû accepter de travailler sur ce projet. Je n'aurais jamais dû impliquer Mû. Et j'aurais dû... mais il est trop tard. J'ai refusé de prendre l'avenir d'Avalon en main, et je m'en portais bien jusqu'à présent ; mais ce soir, je comprends que tout va m'échapper, et je ne peux que me lamenter de mon impéritie.

Wos Koppeling, Journal


Strogonoff était un homme patient.

Il savait que Fulbert l'observait derrière ses paupières entrouvertes, et il attendit que le jeune homme s'effondre totalement, emporté par le sommeil.

Dans le silence absolu de la Forêt Changeante, les respirations de Morgane, Fulbert et des chevaux formaient un concert de chuchotements, comme le clapotis d'un ru. De temps à autre, une braise craquait dans le feu, et une volée d'étincelles montait vers les cercles d'étoiles.

L'heure la plus sombre, l'heure des monstres, serait bientôt sur eux.

Strogonoff s'autorisa un large sourire.

Il se leva, rangea son pistolet à silex, fit quelques étirements discrets. Il hésita quelques instants face au feu, et décida de le laisser tel quel. L'étouffer d'un grand coup de pied, c'était prendre le risque d'enfumer le campement et de réveiller les dormeurs. Strogonoff fit le tour à pas de loup, vérifia que personne ne l'avait remarqué. Il détacha les chevaux et les tira doucement en dehors du cercle de cendres.

Fulbert était allongé sur le dos, les mains crispées comme un nouveau-né, un filet de bave aux lèvres. Morgane se retournait sans cesse de droite à gauche, comme si elle se battait déjà contre les monstres de la nuit. Strogonoff l'appréciait, mais les cicatrices sur sa joue droite l'avaient dissuadé de faire l'effort de la sauver. Il préférait ce départ à l'image de la Forêt elle-même : bref, sobre, laconique, comme un assassinat réussi dès le premier coup de poignard.

Le guide ôta son chapeau et leur adressa un geste d'adieu. Sorti du cercle, il tendit le bout du pied et balaya la cendre. Puis il emmena les chevaux à travers les arbres.

Quelques dizaines de mètres suffirent pour que la dernière lueur du campement disparaisse derrière le mille-feuille de buissons et de feuillages inextricables, comme un espoir anéanti. Strogonoff avait changé d'espace-temps, car il fallait raisonner ainsi dans la Forêt : on ne peut atteindre que les choses à portée de regard.

Le guide rattacha les chevaux à un tronc. Il comptait faire le chemin de retour à pied. Les deux prochaines heures seraient difficiles, mais à la grâce de Wotan, il parviendrait à rejoindre le bourg. Strogonoff savait qu'on pouvait survivre à la nuit dans la Forêt : il l'avait vu de ses propres yeux, un événement si extraordinaire que Kels n'en avait gardé nulle trace écrite, et refusait de raconter l'histoire... mais lui, il avait vu un enfant s'arracher aux ombres languissantes des aulnes.

MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant