49. Bref

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J'ai rêvé que j'arrivais devant les portes closes d'Avalon, et que j'essayais de les entrouvrir... juste pour un regard, pour savoir ce qu'étaient devenues Mû et Karda. Mais je ne peux contrevenir à mes propres règles, telle est la loi d'airain à laquelle sont soumis les dieux.

Wos Koppeling, Journal


« ... suite à quoi, dame Karda nous snobe comme si j'avais fait une mauvaise blague, sort de la forteresse et s'en va main dans la main avec le chevalier Siegfried, qui passait par là, et venait tout juste de traverser la Forêt Changeante avec un troupeau de béhémoths.

— Main dans la main ? hasarda Mû en fronçant des sourcils.

— Façon de parler, indiqua Fulbert en lui resservant un verre de jus de pomme. Excusez-moi, c'est le métier. Ensuite, je regarde Morgane. Morgane me regarde. Je la regarde. Elle me regarde. Nous regardons Mû – hum, c'est-à-dire vous, madame, et nous attendons comme deux poules face à l'orage. »

Le bourgmestre de Kels posa une troisième assiette sur la table. Fulbert s'empara d'un morceau de pain et d'une tranche de lard qui tentaient de s'en échapper, inventa le sandwich, et engloutit cette invention d'un côté tout en terminant son histoire de l'autre. En effet, un conteur, lorsqu'on le paie pour égayer d'interminables dîners, se doit de savoir conter la bouche pleine.

Assise sur le côté, Morgane le regardait manger d'un air las. De temps à autre, sa tête tombait vers l'avant comme une pierre, ce qui la réveillait aussitôt. Elle levait soudain des yeux alertes, étudiait la salle de dîner d'un air suspicieux, mais ses paupières se remettaient à tomber tels de vieux stores qui ne tiennent plus en place.

« Bref, à force d'attendre, nous décidons de vous transporter à l'extérieur. Ce n'est pas très difficile : il y a un chemin en ligne droite qui traverse la Forêt Changeante, et les arbres commencent à peine à reprendre possession du terrain. Malgré notre nuit blanche, Morgane et moi envisageons qu'il s'agit de notre meilleure option, donc nous sacrifions ma chemise pour confectionner un brancard et nous marchons gaiement, deux fois plus vite qu'à l'aller, si bien qu'après une journée tonique, nous finissons par rencontrer des explorateurs de Kels. Ceux-ci pâlissent face à mes impressionnants pectoraux. Ou peut-être le fait qu'on nous ait déjà donnés pour morts. Ça, ou le tunnel creusé par Siegfried dans un accès de fainéantise. Ou encore, le fait que nous fussions entrés à trois, et ressortis à trois, mais pas avec la même personne. »

Quand Mû reposa son regard sur l'assiette, elle constata qu'il ne restait plus qu'un morceau de pain. Fulbert ne lui laissa aucune chance et l'avala en une bouchée.

« Et après une journée sous le soleil, vous avez enfin décidé d'ouvrir les yeux, et nous voilà ici, dans la meilleure auberge de Kels, qui est aussi la pire auberge de Kels, car c'est un peu la seule. Ceci, gente dame, conclut mon histoire, et mon dîner.

— J'ai du mal à le croire.

— Je sais, dit le Paladin, moi aussi, je peine à m'imaginer avec une moustache, mais c'est pourtant la vérité.

— Tu as omis le moment où tu as essayé de me tuer, indiqua Morgane entre deux bâillements.

— Certes. Ce, hum, léger incident, qui ne s'est pas reproduit, ne rentrait pas tout à fait dans la ligne directrice de mon histoire. Il faisait trop chaud, mon casque était trop lourd, j'ai paniqué. »

Mû hocha la tête. Depuis cinq siècles, elle n'avait jamais quitté la Forteresse Changeante. Ce qu'elle avait vu jusque-là du monde d'Avalon, à savoir, le village de Kels, ne lui était familier en rien. Mais Mû avait toujours été une étrangère. Seule Karda pouvait lui donner ce sentiment d'appartenance à un lieu, à un foyer, aussi simple et déconstruit soit-il que la Forteresse qui les avait abritées dans son temps ralenti.

« Je n'arrive pas à croire qu'elle est partie. »

La jeune femme termina son verre à contrecœur. Elle n'avait ni faim, ni soif, et si elle s'endormait de nouveau, peut-être sommeillerait-elle un siècle de plus.

« Elle a refusé de nous dire pourquoi, intervint Morgane. Mais tout porte à croire qu'elle veut vous protéger, et le seul moyen qu'elle a trouvé de le faire, c'est de se joindre au plan de Lennart.

— Karda m'a pris le pouvoir de Supra. À l'heure qu'il est, elle doit avoir déjà rejoint le pôle Sud, et je suis incapable de vous aider. Je suis... je suis désolée.

— Au fait, lança Morgane. J'y pense. J'ai un message pour vous, de Wos Koppeling. »

Mû la regarda fixement. Elle appréciait l'humanité dans ces yeux blancs, une humanité devenue naturelle chez cette Ase qui ne vivait pourtant à Avalon que depuis un mois.

« Je ne suis pas sûre de vouloir l'entendre. Koppeling est mort. Il n'a plus le droit de s'expliquer.

— Il voulait juste vous dire qu'il était désolé. »

Mû ne fut ni surprise, ni déçue, ni même satisfaite. Elle n'attendait plus rien du créateur d'Avalon ; elle estimait l'avoir compris, avoir compris ses erreurs. Elle était le résultat de ces erreurs, mais elle devait aller de l'avant en faisant abstraction de ces lointaines circonstances. Dans leur longue veillée dans la Forteresse Changeante, Karda le lui avait enseigné.

Fulbert se leva de table, complimenta le bourgmestre sur la qualité de la nourriture et paya deux chambres pour la nuit. Puis il indiqua à Mû la direction des escaliers.

Il apparut qu'ils occupaient des pièces aux confins de la bâtisse, dont les fenêtres donnaient sur les écuries. Fulbert examina les environs avec professionnalisme. Il frappa aux portes pour vérifier que les chambres les plus proches étaient vides – beaucoup de voyageurs avaient déserté Kels le jour même, suite au passage de l'Empire. Il fit entrer les dames, verrouilla la porte et vérifia que les fenêtres étaient bien fermées. Il aurait presque fouillé les matelas à la recherche de micros cachés, si la technologie avait existé sur Avalon.

« Asseyez-vous » proposa-t-il.

Morgane fit non de la tête et demeura adossée au mur. Dans son état, elle se serait aussitôt effondrée.

« Personne ne sort d'ici tant que nous n'avons pas déterminé notre prochaine étape, dit le Paladin en croisant les bras.

— Je veux retrouver Karda.

— Je veux dormir.

— Et moi, je veux sauver le monde. »

Le Paladin tourna des talons et pointa Mû tel l'inspecteur démasquant le coupable.

« Mais avant toute chose... je veux savoir. Je veux savoir qui vous êtes.

— Et ce qui vous lie au projet Avalon, ajouta Morgane. Et pourquoi vous étiez inconnue de SIVA et des Protocoles. Et pourquoi Hypnos a entendu parler de vous, mais ne vous a jamais analysée.

— Vous n'êtes pas une Ase, abonda Fulbert. Vous n'êtes pas une Précurseure. Vous n'êtes pas un Modèle. Vous n'êtes pas humaine. Quelles sont les autres possibilités ? Un ragondin ? »

Mû soupira et s'enfonça dans sa chaise, qui émit un craquement de protestation.

« Cette histoire va peut-être nous prendre du temps.

— Ce n'est pas grave. Si Morgane s'endort, je lui ferai un résumé.

— Je vais faire comme vous, Fulbert. Je commence par le début.

— Allez-y. Vous pouvez nous épargner la formation de l'univers, les treize premiers milliards d'années et l'histoire de la Terre, disons, jusqu'au XXIe siècle.

— L'histoire de la Terre ne me concerne pas » dit Mû.

Ils étaient trop fatigués pour saisir les implications de cette phrase, et Fulbert lui indiqua d'un geste que, contrairement à lui, elle n'avait pas besoin de pauses dramatiques.

« Je suis née autour de l'étoile Scorpii B, dans le système Antarès. »


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Bonsoir ! (Ou bonjour).

C'est certainement le bon moment pour arrêter les publications du jour. Le monde d'Avalon sera-t-il sauvé ? Se remettra-t-il de l'invention du sandwich ? Suite au prochain chapitre (plus que 31).

MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant