Si l'être humain avait vu le jour, non pas un milliard d'années, mais dix millions d'années après le début de la vie terrestre, alors la révolution industrielle n'aurait pas eu lieu.
Il n'y aurait pas eu de pétrole, pas de charbon, pas de gaz, et sans doute, rien pour nous laisser entrevoir la possibilité d'une expansion par-delà les étoiles...
Wos Koppeling, Journal
Les villageois ne firent pas d'adieux déchirants à Fulbert, aucune groupie ne se suspendit à son cou en pleurant, et il dut répéter à plusieurs reprises à un vieillard dur d'oreille que son itinérance paladine le portait ailleurs. Ce à quoi l'homme répondit « oui, moi aussi », avant de reprendre son activité de comptage de pigeons.
Tencendur donnait le rythme de leur marche, et toutes les dix minutes, Fulbert l'alimentait d'un nouveau chardon ramassé sur le bord de la route. Charmée par les vallées ensoleillées qui s'étendaient à perte de vue, s'arrêtant sans cesse pour humer le parfum de la moindre fleur, Morgane était loin de trouver le temps long ; mais le Paladin ne cessait de pousser des soupirs plaintifs, et bientôt, elle le vit mâchonner lui aussi une tige d'herbe sèche, avec la même expression que son cheval.
« Vous avez des pistolets, remarqua-t-elle, donc vous avez inventé les armes à feu. Qu'en est-il de la machine à vapeur ?
— Qu'est-ce que vous lui voulez, à la machine à vapeur ? rétorqua Fulbert en essayant d'arracher l'épi coincé entre ses dents.
— Est-ce que vous l'avez inventée ?
— Oui, puisque nous en parlons.
— Alors, où sont les trains ?
— Qu'est-ce qu'un train ? »
À grands renforts de gestes, Morgane décrivit une voie ferrée, une locomotive, des wagons. Fulbert hochait la tête sans rien comprendre et sans oser l'interrompre, comme un étudiant au premier rang d'un cours d'électrodynamique quantique.
« Il faudrait une énorme quantité de bois pour faire fonctionner un tel engin, remarqua le paladin.
— Il suffit d'y mettre du charbon.
— Mais pour faire du charbon, il faut du bois. »
Morgane allait parler de mines, mais elle s'interrompit brusquement. Le charbon de mine était un fossile organique. Si les ingénieurs d'Avalon avaient voulu reproduire un monde semblable à la Terre dans son intégralité, ils auraient dû enfouir sous terre le charbon, le pétrole et les os de plésiosaures. Or ils ne l'avaient pas fait. Ce qui, en l'absence d'Administrateurs Systèmes disposant de pouvoirs surhumains, bloquait le monde au dix-huitième siècle, avant la première révolution industrielle.
La Gardienne des Pierres plissa des yeux. Fulbert avait bonne haleine et se brossait les dents, signe que les connaissances médicales avaient tenu bon. Avalon ressemblait au rêve de Wos Koppeling ; cette société post-industrielle qui n'avait jamais vu le jour sur Terre s'était épanouie ici, comme un étrange retour au passé, avec tous ses anachronismes et ses contradictions.
« Autre question. Avez-vous inventé les ballons ?
— Si vous aimez les ballons, allez au Sud du continent. L'Empire Austral a des ballons plus légers que l'air, qui flottent en permanence. Ils leur ont mis des moteurs à huile de baleine, et la rumeur dit qu'ils peuvent aller d'un bout à l'autre d'Avalon en moins d'une semaine.
— Des dirigeables.
— Oui, ils sont dirigeables.
— Non, c'est comme ça que ça s'appelle.
— Si vous voulez. »
Produire du dihydrogène n'est pas trop difficile, songea Morgane. Mais il faut quand même une grande ingéniosité, et une grande motivation, pour concevoir le moteur à explosion sans être passé par la révolution du charbon.
Le soleil avait tourné au-dessus de leurs têtes avec une certaine constance, et ne se rappela à eux qu'en plongeant entre deux sommets enneigés ; des faisceaux rougeâtres balayèrent le pâturage qu'ils traversaient. Fulbert pencha son regard indécis à droite et à gauche ; il avait abandonné son armure rouillée, et ressemblait désormais à un berger en vadrouille.
« Par là, proposa-t-il en pointant du doigt une formation rocheuse. On devrait trouver un coin pour camper. »
Morgane n'était pas pressée de s'arrêter, mais les chaussures plastifiées offertes par Hypnos avaient l'épaisseur d'une paire de chaussons d'hôtel gratuits, et bien que son corps fût supposément indestructible, elle commençait à avoir mal aux pieds.
Fulbert prit son cheval par la bride et traîna le Tencendur récalcitrant dans une ravine large de quelques mètres à peine. Ils émergèrent enfin contre une falaise abrupte, une ancienne carrière dont la paroi lisse et régulière portait des marques d'outils. Le Paladin avait beau manier le sabre comme un chiffonnier, il était habitué à la vie au grand air. Des restes de feu de camp attestaient qu'il s'agissait d'un emplacement d'habitués.
« Asseyez-vous ici, proposa-t-il en désignant un énorme bloc de pierre brisé en deux, et abandonné par les ouvriers des années auparavant. Je vais vérifier les environs. »
Le soleil avait maintenant quitté le ciel, mais il traînait encore derrière lui un long manteau pourpre, piqueté d'étoiles scintillantes. Sans doute y avait-il parmi ces constellations des lions, des archers, de grands et de petits ours, mais ce ciel se situait à cinq cent années-lumière de la Terre. Et tout au long de l'histoire d'Avalon, les astrologues et les alchimistes avaient dû le voir évoluer, à mesure que le vaisseau invisible traversait l'espace vers Antarès.
« Vous avez la tête de quelqu'un qui a oublié quelque chose » constata Fulbert.
Il avait soustrait un petit flacon des fontes de la selle, et répandait désormais une traînée de poudre grisâtre, formant un demi-cercle de quelques mètres autour de leur campement. Morgane s'approcha. Toutes les odeurs de cette journée sur Avalon avaient été nouvelles, sauf celle-ci : la cendre.
« C'est pour éloigner les Nattväsen, dit Fulbert. Plus on s'approche de Vlaardburg, plus on risque de rencontrer des créatures.
— Vous ne craignez pas plutôt qu'on soit attaqués par des brigands ?
— Du brigandage dans le grand-duché de Vlaardburg ? Pas sous ma garde, madame, et, hum, le corps des mousquetaires de la grande-duchesse fait un travail formidable. »
Morgane ne pouvait détacher son regard de cette ligne de démarcation sur le granite rose, comme un trait de céruse sur un visage empourpré.
« En tant que Paladin, votre rôle est d'affronter ces... créatures ?
— Ça m'est arrivé, en tout cas. J'ai participé à des battues au nord de Vlaardburg. Mais pour s'attaquer aux Nattväsen, madame, il vaut mieux être plusieurs et bien armés. Certes, je suis le plus mauvais des Paladins, mais même le meilleur Paladin n'en mène pas large quand il faut traverser de nuit une forêt infestée de démons. »
Fulbert était désormais occupé à préparer une bouillie d'avoine réglementaire, et pour ce faire, craquait des allumettes au-dessus d'une poignée d'herbes sèches.
« Il faut que je voie cela de mes yeux, jugea Morgane.
— Permettez-moi de vous prévenir, madame ; mon rôle est de défendre la veuve et l'orphelin contre les monstres de la nuit, mais si la veuve et l'orphelin se jettent dans leurs bras et leur servent la soupe, alors je considère que ce n'est plus de mon ressort. »
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Mû
Ciencia FicciónAprès cinq cent ans passés à veiller les ruines de la Terre, l'Ase Morgane est appelée en mission sur Avalon. Mais le monde errant, refuge des espoirs de l'humanité acculée, a bien dévié de sa route. Les administrateurs du système sont introuvables...