35. Le Magnanime

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Je suis fatigué du projet Avalon. Fatigué des tensions dans l'équipe. Fatigué de voir Noah tourner dans les locaux en ramenant ses idées bancales. Hier, je lui ai jeté à la figure ce que tout le monde pensait tout haut : Noah, Dieu est hors-sujet. Il s'est emporté. « Pourtant, je sais que vous rêvez tous de Lui ! Par qui sommes-nous vraiment guidés ? Sommes-nous en train de bâtir notre paradis ou notre enfer ? »

J'y suis déjà, moi, dans mon enfer.

Ce ne sont pas les conversations inutiles de Noah, même s'il y contribue peut-être. Oh, non, c'est bien pire que cela. Depuis le début du projet, j'avais la certitude que nous pouvions sauver un peu d'humanité. Mais est-ce vraiment le cas ? Nous reste-t-il la moindre humanité, à nous, mille chercheurs et ingénieurs enfermés dans un bunker, pendant que les robots raclent la surface pour nous donner un peu d'énergie supplémentaire ? L'humanité a peut-être déjà disparu depuis longtemps. Cela fait une éternité que je n'ai vu personne rire, ni même sourire, ni remercier quelqu'un.

Nous sommes pressés d'en finir, mais pas pour les bonnes raisons. Certains veulent se sauver eux-mêmes en sautant dans l'Arche rêvée. D'autres veulent juste que ce cauchemar s'achève. J'en fais partie.

Quand j'avais dix-huit ans, mon père m'avait offert une plante pour peupler ma chambre d'étudiant. Une petit fougère, très à l'étroit dans un pot en plastique noir qui commençait à l'étouffer. Quand je me suis enfin décidé à la transférer dans un autre pot, j'ai découvert que toutes ses racines étaient sèches, et le vert dans ses feuilles n'était qu'une illusion. J'ai peur qu'il en soit de même pour nous aujourd'hui. Tout est prêt, ou le sera bientôt. Mais nous avons peut-être déjà perdu ce que nous prétendions sauver.

Wos Koppeling, Journal


Le territoire de l'Empire Austral, l'un des plus étendus sur le monde d'Avalon, courait du Grand Ravin jusqu'au pôle Sud de la petite planète.

Vingt ans plus tôt, l'Empire n'avait d'empire que le nom, et s'il contrôlait de si vastes terres, c'est que personne d'autre ne voulait de ces steppes désolées, de ces glaciers et de ces banquises. Et Kitonia, la ville la plus au Sud d'Avalon, était une bourgade misérable. Durant la moitié de l'année, l'hiver austral, la nuit recouvrait la capitale de l'Empire, interrompue seulement par de brefs éclats solaires. La population se cachait derrière sa muraille en terre pour passer l'hiver en priant Wotan, tandis que des groupes de Nattväsen descendus des glaciers rôdaient dans la steppe endormie.

Mais depuis que le Processus ASE-P-03, Lennart le Magnanime, avait pris la tête de l'Austral, des usines d'armement avaient remplacé les faubourgs interlopes de Kitonia. Les soldats de Lennart étaient descendus dans ces rues sales, avaient démonté les cabanes en bois où les mal-logés survivaient à l'hiver ; des valides, ils avaient fait d'autres soldats, et des autres, des ouvriers dans ces usines.

Pour Siegfried et ses hommes, qui rentraient à Kitonia, il suffisait de suivre les colonnes de fumée noire qui montaient des cheminées insatiables. Le chevalier éperonna sa monture. Le blizzard les avait forcés d'arrêter le dirigeable plus au Nord, et ils avaient perdu des jours entiers.

Le dernier col avant la capitale était encombré par un convoi arrêté. Une roue de chariot s'était brisée sur les roches sèches ; son chargement de bois s'était renversé sur le chemin. Un homme blessé gémissait quelque chose à propos de sa jambe, tandis que les autres s'empressaient de ramasser les rondins. L'Empire avait déjà abattu ses toutes dernières forêts. Pour alimenter les usines, Lennart avait donc chargé, quelques mois plus tôt, son plus fidèle chevalier de prendre la principauté de Gormelo, un peu plus au Nord. Une large portion de la population de l'Empire prenait part à ces colonnes de fourmis qui traînaient le bois sur cent kilomètres, jusqu'aux hauts-fourneaux, sans discontinuer. D'autres minaient le fer, le cuivre et l'étain, les seules richesses auxquelles pouvait prétendre l'Empire.

MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant