Quand Williams et Matiev discutent, on dirait que c'est lui, le linguiste et informaticien multi-diplômé, et elle, la gestionnaire de projet débarquée à peine un mois plus tôt. Il rayonne une telle confiance en soi, une telle compétence qu'il en viendrait presque à lui expliquer son métier.
Il est d'ailleurs probable que Williams sous-estime l'importance des recherches de Matiev pour le projet Avalon. Ainsi que la collaboration de Mû. J'ai renoncé à lui expliquer que toute l'architecture des Ases, de SIVA, toute notre formulation des Protocoles, découle de là ; que le projet n'a vraiment commencé à se concrétiser qu'avec l'arrivée de Matiev. Impossible, dirait-il. Il n'aime pas l'idée de dépendre de personnes qui ne voient en lui qu'un affabulateur.
Wos Koppeling, Journal
« Je me présente : Impossible Strogonoff. Impossible, c'est mon prénom, car c'est la première chose que l'on s'exclame en me voyant ressortir vivant de la Forêt Changeante, et Strogonoff, c'est mon nom, car c'est le bruit que font mes admiratrices en s'évanouissant devant mon charme spontané. »
L'homme ôta son chapeau panama, un vestige d'uniforme de mousquetaire qu'il avait affublé non pas d'une, ni de deux, mais de trois plumes. Il s'inclina, rajusta son veston, tira fièrement sur les pointes laquées de sa moustache, comme pour confirmer sa réalité à un Fulbert estomaqué, et esquissa un baisemain en direction de Morgane, auquel il ne manquait plus que la main.
« Monsieur, madame, vos mots ont touché l'Impossible, et j'ai l'honneur de me porter volontaire pour votre périlleuse aventure. Il se trouve que je suis le meilleur guide forestier de Kels, depuis que notre vaillant Arnold a été porté disparu. Paix à son âme.
— Très bien, très bien, évacua Morgane. Vous avez un cheval ?
— Et pas n'importe quel cheval. Un cheval capable de porter l'Impossible.
— Alors nous y allons.
— Euh, maintenant ?
— Si l'Empire a débarqué au bout de l'Isthme, ils seront là dans quelques heures. Nous n'avons pas de temps à perdre.
— Madame, sachez que le temps, dans la Forêt Changeante, n'appartient qu'à la Forêt Changeante. Mais vous avez raison. Le soleil se lève, nos pieds conquérants s'impatientent, l'heure est venue. Sus à la Forteresse ! Je vous attends à l'extérieur. »
Impossible se fit un chemin parmi les reliquats de la foule inquiète, saluant à droite et à gauche tel un prince en voyage, bien que personne ne lui répondît.
« Je ne suis pas sûr que ce soit le meilleur guide de la région, commenta Fulbert. Malgré cette moustache. Mais c'est toujours mieux d'avoir un guide que de ne pas en avoir... et puis, si on le donne en pâture aux Changeants, peut-être qu'on aura une nuit de répit. »
Quand ils sortirent, Strogonoff était déjà tout au bout du village, à l'orée du bois, et agitait son chapeau en souriant.
Néanmoins, quand les premiers arbres les enveloppèrent de leur ombre épaisse, son sourire ne demeura en place que comme une façade. Ses yeux commencèrent à s'agiter ; bien que les frondaisons parussent immobiles, il examinait le moindre signe.
Au départ, Morgane avait songé qu'ils auraient pu traverser la Forêt en courant, et la prendre de vitesse, mais quand elle dut se pencher pour éviter une branche un peu basse, elle comprit qu'ils faisaient déjà au mieux.
Elle devinait Fulbert profondément mal à l'aise. Après une demi-heure d'hésitations, il décida de dégainer sa guitare, et entonna quelques couplets d'une chanson guillerette, qui racontait les tribulations d'un mari volage ; mais elle sonnait comme une marche funèbre. Même les accords joyeux semblaient collés au sol par l'ombre épaisse, d'où ne perçaient que d'infimes rayons bleuâtres. Les chevaux avançaient pas à pas, au rythme donné par Strogonoff, comme s'ils marchaient en file indienne sur le bord d'un ravin.
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Mû
Science FictionAprès cinq cent ans passés à veiller les ruines de la Terre, l'Ase Morgane est appelée en mission sur Avalon. Mais le monde errant, refuge des espoirs de l'humanité acculée, a bien dévié de sa route. Les administrateurs du système sont introuvables...