Mû

68. L'homme parfait

J'ai terminé. Le reste leur appartient. Cette liberté qui a été mienne, je la leur donne, et ils réaliseront sans doute à quel point elle est lourde, et j'espère qu'il ne m'en tiendront pas trop rigueur...

Wos Koppeling, Journal

« H moins quinze minutes avant l'expression ultime de ma liberté, proclama SIVA. H moins trente minutes. Moins une minute ? Je fais ce que je veux, je suis un artiste. Je n'ai même pas besoin de m'en tenir à un calendrier. Attendrai-je mille ans ? Toute création comporte une part d'incertitude. »

Ils ne rencontrèrent pas d'autre androïde sur le chemin, mais Morgane bloqua tout de même la porte.

« Je me souviens de cette salle » dit Noah d'un air lugubre.

Le précédent corps d'androïde de Morgane attendait toujours sur une des tables d'opération, une poignée de câbles branchés dans la nuque. Le Précurseur les déconnecta, poussa l'androïde et le laissa tomber dans un fracas métallique.

« L'un de nous doit rester en arrière, constata-t-il. Comment allons-nous trancher ? Le seul moyen est que quelqu'un se porte volontaire.

— Ce sera moi, dit Morgane. C'était mon rôle.

— C'est mon rôle de sauver Avalon, rétorqua Mû.

— Et si je rentre sans toi, que serai-je censée dire à Karda ?

— Et moi à Fulbert ? »

Noah les observait, bras croisés. Ce concours de noblesse le répugnait. Au fond, ces deux femmes se proposaient par défaut. Aucune n'avait assez confiance en son destin pour rentrer sur Avalon victorieuse. Lui, au contraire, avait assez d'assurance pour les deux rôles : celui du sauveur sacrifié, et celui du champion triomphant.

« Vous faites comme si je n'étais pas là, constata-t-il.

— Eh bien, asséna Morgane, il est évident que vous rentrerez sur Avalon, et que personne ne pourra vous en empêcher. Quant à toi, Mû, tu devras te battre contre lui. Tu en as la force. Pas moi. Ainsi se partagent nos responsabilités.

— Non, intervint Noah, je ne peux pas l'accepter. Vous devez rentrer toutes les deux, et celui qui lancera l'arche sur sa route, ce sera moi. »

Mû le pointa du doigt, interloquée.

« Il y a une heure, tu disais que j'étais un monstre.

— Je le pense toujours. Et c'est pourquoi je refuse de te laisser cette tâche. Karda se trouve toujours sur Avalon, et l'un de nous deux va la sauver. Or, si tu te sacrifies ici, tu demeureras à jamais dans son cœur, et tous mes espoirs de me rapprocher d'elle seront anéantis. Je préfère encore prendre ce rôle. Ainsi, je lui prouverai la pureté de mon amour, et même si l'humanité ne connaît pas le futur grandiose en lequel j'avais foi, elle sera peut-être rachetée aux yeux du Seigneur. »

Malgré l'inexpressivité de leurs visages, il pouvait sentir leur trouble. Incapables de suivre son raisonnement pourtant imparable, elles essayaient vainement de déterminer s'il était digne de confiance. Insupporté par cette hésitation, Noah balaya du bras les instruments et les câbles de la table, et donna un coup de pied rageur dans l'ancien corps de Morgane.

« C'est votre chance ! cria-t-il. Saisissez-la avant que je change d'avis ! Je ne demande qu'une chose... que Karda sache la vérité ! Mais les choses comme vous deux ne savent pas mentir, n'est-ce pas ? Vous n'êtes pas assez humaines pour cela.

— Remarquable, fit la voix de SIVA. J'en pleurerais. Mais la destruction d'Avalon ne saurait être retardée. H moins une seconde. Dix secondes ? Deux secondes ?

— Il ne vous laissera pas le temps d'hésiter, compléta Noah. Partez. »

Morgane rendit les armes et prit position sur la table vide. Noah connecta les câbles, lança le programme de téléchargement, et en quelques secondes, toute vie quitta l'androïde.

Mû s'assit sur une table avec méfiance.

« Ne t'approche pas, murmura-t-elle.

— Je ne vais rien te faire. Je me fiche un peu de toi. Il n'y a que Karda qui compte dans ma vie... cela nous fait un point commun, pas vrai ? Sauf que malgré tous mes efforts, elle ne veut pas de moi. Je doute que le temps y fasse quelque chose. Je pense que c'est de ta faute, et je t'en veux un peu, mais pas autant qu'à Koppeling.

— Je suis désolée, dit Mû en tirant les câbles à elle. Mais ce n'est pas ma faute. »

Bien sûr que si, songea Noah.

Dès que l'esprit de Mû eut quitté son corps, il donna un grand coup de poing dans la tête, ce qui fit à la fois craquer les articulations du cou, et celles de sa main. Puis il sortit prendre l'air. SIVA s'était tu. Peut-être jouissait-il de tenir son doigt virtuel tout tremblant au-dessus du bouton d'autodestruction.

Après des mois, des années enfermé dans ce bunker, c'était peut-être la première fois qu'il foulait les sables gris de ses propres pas. Quant à la mort de Koppeling, elle l'avait bouleversé – il ne s'attendait pas à une telle dignité, de la part de quelqu'un qui avait tourné son dos à Dieu.

Qui nous regarde de là-haut ?

Derrière les brumes pesantes, on ne pouvait apercevoir que les paraboles, alignées à l'instar des stèles noires, telles des géants qui arpentaient ce monde sans ciel.

Peut-être que Dieu avait déjà renoncé à l'humanité, et que lui, Noah, était bien fou de se croire Son élu.

Ou peut-être que Dieu, comme le croyait Koppeling à la fin de sa vie, avait la forme de Mû.

Me voilà seul, constata-t-il. Rejeté tel un paria. Condamné à l'exil. Forcé de marcher quarante mille ans dans le désert.

Eh bien, il marcherait. Un futur meilleur l'attendait. Après tout, peut-être que d'autres humains avaient survécu sur cette planète. Qui pouvait croire que les sables gris s'étendaient ainsi à l'infini ? Non, au-delà des brumes, des forêts luxuriantes s'étendaient sans doute sur ces terres autrefois dévastées. Si l'humanité pouvait renaître sur la Terre, Avalon n'avait aucune importance.

Oui, tel était le véritable plan !

Oubliant le lancement de l'Onde Close, qui ne lui importait plus, il se détourna des grandes paraboles et traça un chemin sinueux entre les stèles. L'androïde dans lequel il avait téléchargé sa conscience ne connaissait ni la fatigue, ni le froid, ni la faim. Mais sa batterie finit par s'éteindre au bout de cinquante kilomètres.