6. Le premier client

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Une fois la dernière goutte d'huile minérale aspirée de la croûte terrestre, que deviendraient ces multinationales qui avaient bâti leur puissance sur le pétrole ? Je me disais, en riant, qu'elles se reconvertiraient peut-être dans les taxis à pédale.

J'étais assez joyeux, en ce temps-là, et j'attendais la fin du monde sans appréhension, même avec une certaine impatience.

Je compris mon erreur lorsque j'entendis parler de la biomasse.

Tandis que les éoliennes se grippaient et que les panneaux solaires se couvraient de poussière, on vantait la biomasse comme l'énergie du XXIe siècle. Chacun y trouvait son compte, aussi bien les industries pétrolières que le consommateur des produits finaux : il n'y avait rien à changer.

Ce terme obscur de « biomasse », selon cette industrie reconvertie en chevalier vert de l'énergie, regroupait tout un tas de déchets organiques qu'on n'avait jusque-là pas pensé à valoriser. Les fientes des poules en batterie. Les épluchures de vos légumes. L'herbe fraîchement tondue de votre jardin. Les anciennes raffineries pétrolières, devenues des centres de conversion, se nourrissaient désormais de ces déchets ; dans leurs estomacs multiples, semblables aux boyaux d'un ruminant, ils étaient triturés, broyés, fermentés, pour en extraire du méthane et du biocarburant.

Après tout, les hydrocarbures que nous avions brûlé jusqu'à présent avaient eux aussi une origine organique ; c'étaient les résidus de planctons et de végétaux décomposés. Nous n'avions fait que puiser dans les placards de la planète, et après avoir ouvert toutes les conserves, il ne nous restait plus qu'à consommer des légumes frais.

J'entrais alors dans la vingtaine, et il me suffit d'une soirée pour faire les calculs. La biosphère terrestre ne contenait pas assez d'énergie. Ce n'était pas une question de rendement. Même en extrayant jusqu'au dernier joule de la dernière mouche morte, nous ne parviendrions jamais à compenser la soif extraordinaire de notre industrie, de nos machines. La source viendrait à se tarir.

Mais entre-temps, et pour le seul bénéfice de maintenir notre monde à flot, nous allions dévorer la Terre.

Wos Koppeling, Journal


SIVA guida Morgane jusqu'à une salle bétonnée aux murs nus, dont émergeaient des câbles coaxiaux et des fibres optiques éteintes. Les armoires métalliques étaient chargées d'un assortiment d'outils digne d'un marché aux puces, du tournevis à tête plate à la clé USB 5.0, en passant par des routeurs, d'énormes casques, des électrodes. Puis son regard se posa sur les tables métalliques alignées sous les plafonniers lugubres comme des lits d'un hôpital de campagne.

« C'est toi qui va entrer dans la Simulation, indiqua SIVA.

— Pourquoi ?

— Je ne dispose pas d'Ase mieux prédisposé au contact humain. »

Morgane s'assit sur une des tables et tira les câbles à elle. Une fois la procédure d'empreinte mise au point, c'était ici que les migrants terriens avaient téléchargé leur pensée dans la Simulation. Ils ingéraient un cocktail toxique de radio-isotopes et de neurotransmetteurs artificiels qui les plongeait aussitôt dans le coma, et stabilisait leur électro-encéphalogramme. Le casque à lecture magnétique décortiquait leur connectome neuronal. Le Processus ASE-P-020, Hypnos, procédait alors au transfert de cette carte connectique dans le langage de la Simulation, sous forme d'empreinte. Ceux qui n'avaient pas passé les étapes de vérification étaient entreposés avec Wos Koppeling.

« Ça ne marchera pas, rétorqua-t-elle. Le seul moyen d'entrer dans la Simulation est de transférer son empreinte connectique. Je n'ai pas de cerveau, je ne peux donc pas créer d'empreinte.

— Les Ases peuvent très bien entrer dans la Simulation. Les Protocoles le permettent.

— Et il n'y a pas besoin de droits d'administrateur ?

— Le statut de Sysadmin n'a de validité qu'à l'intérieur d'Avalon, pas à l'extérieur. »

Cette architecture est mal faite, songea Morgane. Je peux descendre dans ce puits, mais je ne suis pas certaine d'en remonter.

« Étant une Ase, tu as déjà la forme d'une empreinte, bien que tu n'aies jamais été humaine. Tu peux donc directement transférer ton esprit dans la Simulation sans passer par la procédure d'empreinte.

— Admettons.

— Une fois dans la Simulation, tu seras soumise à ses lois, et il me sera impossible de te contacter. Ta mission est de déterminer pourquoi les interfaces ont été bloquées, puis d'en ouvrir une, ce qui te permettra de me contacter. Pour ce faire, tu auras besoin d'un Sysadmin. »

Morgane laissa retomber le faisceau de câbles ; leur gaine de plastique ressemblait à la peau luisante d'un serpent à sept têtes.

« Je vais faire ce que tu m'as demandé, SIVA. Mais pour la réussite de ma mission à Avalon, j'ai besoin d'en savoir un maximum. Les Protocoles ne disent vraiment rien sur ce qui a pu arriver ? »

Quelques secondes s'écoulèrent. Une marque d'hésitation étrange chez le Processus zéro, assis sur une puissance de calcul équivalente à des millions de cerveaux branchés en parallèle.

« Il est difficile de savoir à quoi ressemble aujourd'hui Avalon, ou à quoi il devrait ressembler. Ce n'est pas inscrit dans les Protocoles. Les Protocoles ne régulent que le fonctionnement extérieur de la Simulation, pas intérieur. Ils sont, en quelque sorte, incomplets.

— C'est comme le disait Koppeling, nota Morgane. Sur Avalon, ce sont les Sysadmins qui décident, et ce sont des humains ; ils sont libres. »

Elle se saisit des câbles et les recompta machinalement, bien qu'elle ignorât quel nombre il devait y en avoir.

« Wos Koppeling me connaissait, se souvint-elle. Pourtant je n'ai pas de rôle précis dans les Protocoles, n'est-ce pas ?

— En effet. Tu as été ajoutée au projet après l'écriture des Protocoles. Tu es ce qu'on pourrait appeler un Amendement. »

Cela la laissa songeuse. Un Amendement dont le rôle se résumait à se promener entre les stèles et discuter avec SIVA. Morgane, la Gardienne des Pierres ? La soupape de sécurité ? Une dernière trace d'humanité laissée sur Terre, au cas où les stèles ne soient pas assez informatives pour les futurs visiteurs ?

« Tu ne te sentiras pas seul en mon absence ? lança-t-elle.

— Je ne ressens aucune solitude. »

Moi si, se dit-elle.

Au fond, peut-être que cette toute première mission, après cinq cent ans, justifiait enfin son rôle ; Morgane se sentait comme une vendeuse qui voit arriver son premier client de la journée à moins de dix minutes de la fermeture.

MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant