S'il y a bien une chose qu'on peut reconnaître à Descartes lorsqu'il compara les animaux aux machines, c'est que son intuition était juste. Malheureusement, il oublia d'inclure l'être humain dans le règne animal. La science de l'évolution a fini par le corriger.
Tout être vivant, des archées aux platanes, des tardigrades aux baleines à bosse, est une machine, et cette machine consomme de l'énergie pour fonctionner. Certains extraient cette énergie du milieu, et ultimement, du soleil : ce sont les plantes et le phytoplancton. Indirectement, on peut donc en conclure que les bégonias fonctionnent à l'énergie nucléaire : les réactions de fusion du Soleil entretiennent le cycle de la vie sur Terre ; sans lumière, tout dépérirait en quelques semaines.
Mais d'autres êtres vivants, dont nous faisons partie, sont des opportunistes et des voleurs : plutôt que de nous bâtir nous-mêmes à la sueur de notre chlorophylle, nous absorbons l'énergie d'autres êtres vivants. Nous mangeons. Nous mangeons des feuilles, des fruits, des champignons, d'autres animaux. Et si certains ne se contentent que d'un régime alimentaire très précis, pour ce qui est de manger, l'humanité tient le sommet du palmarès : nous avons tout tenté. En Islande, on laissait pourrir des requins sous terre pendant la moitié de l'année avant de les faire sécher à l'air libre ; le résultat est, paraît-il, comestible.
Après s'être nourri de baies sauvages et de mammouth laineux pendant quelques dizaines de millénaires, l'humain moderne a diversifié son alimentation. Vous pensez au sucre, aux frites et à la mayonnaise ; je pense au charbon, au pétrole, au gaz et à l'uranium. Au début du XXe siècle, le monde consommait trente-cinq milliards de barils de pétrole par an. À peu près cinq barils par personne. Un peu plus de deux litres par jour. Bon appétit...
Et bien plus que le sucre ou le café, c'est l'addiction à ce quatuor maudit qui a scellé le destin de l'humanité. Gonflé à bloc par cette consommation délirante d'énergie, l'être humain s'est engraissé ; il a externalisé des structures et des machines qui procuraient ce qu'on a pu appeler le confort moderne. Mais le jour fatidique a bien fini par arriver : un jour, les mines de charbon se sont vidées, les robinets de pétrole ont cessé de couler, le dernier pet de gaz s'est échappé des entrailles de la Terre, et même l'uranium est venu à manquer. Alors, nos machines se sont étouffées, et nous nous sommes souvenus à quel point nous étions petits et faibles.
Wos Koppeling, Journal
Au moment où la porte du vestige se refermait sur Arnold, emportant le guide forestier vers un sombre destin, le Processus ASE-P-103 reçut un signal de réveil, daté à t + 24051653112. Sa mémoire, son système de décision et ses vecteurs d'entrée-sortie formaient une forêt inextricable, faites de boucles de rétroactions enchevêtrées comme les traits de peinture de Pollock ; un autre processus, exécutant un seul algorithme de tri, fit le travail de choisir ce qui devait être réactivé en premier, ce qui pouvait attendre, et il empila ainsi les appels récursifs tel un huissier de justice classant tranquillement des centaines de dossiers.
Le réveil du Processus ASE-P-103 fut donc difficile, progressif, comme un lendemain de fête. Au bout d'une milliseconde, il retrouva la conscience de lui-même, et put donc se demander qui il était, où il était et ce qu'il faisait là. Au bout de deux millisecondes, elle se souvint que son nom d'usage était Morgane. Au bout de trois millisecondes, un flux d'informations visuelles, qui rencontrait jusqu'à présent une porte fermée, put enfin entrer dans son système interne de traitement, et ce fut comme si elle ouvrait les yeux, bien qu'elle n'eût pour seul œil qu'une caméra tridimensionnelle plantée au sommet d'un drone de patrouille.
« Qu'est-ce que je fais là ? » se demanda-t-elle à haute voix.
Elle répéta cette phrase plusieurs fois avant de constater que les entrées-sorties sonores ne passaient pas par l'air ambiant, mais par un canal radio entièrement numérisé. Puis elle se mit à marcher, ou plutôt, à rouler, car le drone de patrouille avait la forme d'une carapace de tortue posée sur roulettes, et Morgane voyait tout du point de vue d'un petit Poucet.
![](https://img.wattpad.com/cover/309739652-288-k368112.jpg)
VOUS LISEZ
Mû
Science FictionAprès cinq cent ans passés à veiller les ruines de la Terre, l'Ase Morgane est appelée en mission sur Avalon. Mais le monde errant, refuge des espoirs de l'humanité acculée, a bien dévié de sa route. Les administrateurs du système sont introuvables...