72. Dieu

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Un garde tomba par-dessus bord et s'enfonça dans les ombres du Ravin. Ou peut-être un Changeant qui avait l'apparence d'un garde. La commandante Lauwer n'en eut qu'une impression brève et futile, du coin de l'œil, à la faveur d'un des éclats de lumière azurée qui tourbillonnaient autour de Fulbert.

Ce dernier avait repris pied sur le pont, au centre d'une spirale de cristaux dont il jetait de pleines poignées en direction des Creux. Leur écorce était pulvérisée, et parfois, des morceaux de bras tordus et de crânes sphéroïdes, qui avaient réchappé au broyeur, semblaient flotter au moyen des voiles transparents qui y étaient encore attachés.

Le temps passant, Fulbert perdait trace de certains de ses cristaux. Les Nocturnes les avalaient avant de se jeter dans les étages inférieurs, à travers les grilles d'écoulement en fer forgé. Les Changeants s'envolaient avec leurs ailes à demi déchirées par ses lames. Et à mesure que ses pierres s'amenuisaient, la lumière se réduisait autour d'eux.

Combien étaient-ils encore ? Peut-être juste deux. Et peut-être un seul. Car ils luttaient dans deux mondes séparés.

Fulbert comprit qu'ils luttaient sans avenir, et cela l'emplit d'un sentiment de frustration, aussi intense que vain. Il n'avait pas terminé sa chanson à Malvina. Il n'avait pas eu l'occasion de composer une ballade racontant ses épiques aventures. Et Tencendur, son fidèle cheval, se trouvait toujours à Vlaardburg, à moins que Jadon ne l'ait revendu entre-temps à une boucherie.

Certes, le monde allait certainement le suivre dans l'échec, mais cela ne lui offrait pas la moindre consolation.

La voie du Paladin est un chemin de solitude

Ainsi songeait-il avec philosophie, tandis que son pied écrasait le crâne mou d'un Nocturne aux yeux exorbités.

C'est alors que la lumière l'éblouit.

Ses yeux crurent que le soleil était revenu ; mais la lumière avait la couleur caractéristique des Sysades, qu'il commençait à bien connaître. Son entendement, qu'il n'avait pas entendu faire la moindre remarque pendant qu'il luttait pour sa survie, tira sur sa pipe, souffla une bouffée de tabac et l'agita du doigt avec un snobisme exaspérant. Voyez-vous, c'est élémentaire, mon cher Fulbert. Et le temps qu'il arrive enfin à la conclusion logique, une vague de cristaux avait déjà roulé sur les Nattväsen, lui laissant, ainsi qu'à Lauwer, une petite minute de répit.

Il en profita pour respirer, avec ce qui ressemblait à un râle scrofuleux. Dans toute activité physique, il est important de bien respirer. En complément, Fulbert aurait dû s'hydrater, mais cela ne faisait pas partie de ses priorités.

Dans cet instant de calme relatif, tandis que la vague grouillante se reformait à distance, Lauwer constata que le Paladin était encore debout, ainsi que deux gardes hagards. Une femme les avait rejoints. Elle portait des vêtements d'une blancheur proche de l'abstraction, comme si sa silhouette avait simplement été dessinée sur une feuille de papier, et que le coloriste avait claqué la porte pour cause de budget. Son visage et ses cheveux avaient la même clarté, saturée par l'aura bleue des cristaux.

« Karda, reconnut Fulbert. Je suis ravi que vous m'ayez sauvé la vie, et en même temps, je ne peux pas m'empêcher d'être un peu pessimiste. Comment se passe votre allégeance à l'Empire Austral ? »

Elle ne répondit pas à cette question. À quelques kilomètres d'Istrecht brûlaient les vestiges d'un dirigeable impérial ; elle y jeta un bref coup d'œil.

« Mû va nous sauver.

— Cela ressemble à une tentative d'auto-persuasion. Je suis spécialiste. C'est comme de croire qu'on peut débarquer de nulle part à Istrecht et proclamer son amour pour une femme qu'on a rencontré un mois plus tôt à peine, et qui ne rit à vos traits d'humour que par politesse, et n'applaudit vos chansons que par courtoisie, parce que, avouons-le, on a fait mieux, et les vrais artistes disparus se retournent dans leur tombe dès les premières notes.

MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant