40. Tout finit par disparaître

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Certains sont horrifiés à l'idée de leur disparition inéluctable ; certains vont même jusqu'à désirer l'immortalité, ce qui, pour des gens comme moi, est tout à fait incompréhensible. Car on souffre de la condition humaine, c'est inévitable, et c'est une erreur de croire qu'un humain immortel serait autre chose qu'un humain, et qu'il serait mieux armé contre cette souffrance.

Moi, je me réjouis à l'idée que même mon passage sur Terre, et tout ce qui en aura résulté, finira par s'effacer, tout comme les inscriptions sur nos stèles de verre noir.

Wos Koppeling, Journal


Malgré sa décontraction apparente, Strogonoff changea d'attitude passé le zénith. Car à chaque minute, le chemin qui les avait menés jusqu'ici se diluait dans la Forêt. Kels était désormais trop loin pour un retour dans la même journée, et ce pouvait tout aussi bien être à l'autre bout du monde.

Lorsque le soleil commença à décliner, il leur trouva une large clairière exempte de monolithes. Les pierres brisées des Précurseurs, plantées dans un tapis d'herbe émeraude, ne dépassaient pas la cheville. Descendu de cheval, il posa un pied victorieux au centre, comme Napoléon sur la colline d'Austerlitz, proclamant qu'ils allumeraient ici leur feu de camp ; la lumière éclairerait les alentours à trois cent soixante degrés, et ils se relaieraient pour monter la garde.

« Nous entrons ici dans l'inconnu, conclut-il en attachant son cheval. Mais cet inconnu n'est pas un impossible, et j'en sais quelque chose, car l'Impossible, c'est moi. »

Fulbert émit un profond soupir, et tandis que Morgane complétait leur réserve de bois, il répandit une ligne de cendres sur tout le tour de la clairière, à quelques décimètres des premiers arbres.

« Je ne connaissais pas cette technique, remarqua Strogonoff. Cela dit, cela doit bien faire dix ans que je n'ai pas dormi à l'extérieur. Vous avez de l'expérience avec les Nattväsen, monsieur Samson ?

— Une certaine expérience, en effet.

— Est-ce que vous savez comment tuer un Changeant ? »

Le Paladin achevait de disposer des cailloux pour leur feu de camp. Assis et vaguement penché en arrière, Strogonoff suivait Morgane du regard avec une certaine insistance, mais si vous lui aviez posé la question, il vous aurait expliqué qu'il supervisait l'assemblage du campement, et qu'il contribuerait tantôt à l'effort collectif en craquant une allumette.

Fulbert dégaina une petite lame d'un fourreau de cuir cousu sur sa cuisse, presque invisible, car il ressemblait à un raccommodage. C'était un couteau à beurre assez misérable, à peu près aussi pointu qu'un jouet pour enfant, mais il l'avait pris dans sa main gauche avec un geste d'habitué.

« Une dague d'argent » constata Strogonoff.

Le Paladin hocha la tête.

« Mais je ne compte pas tuer de Changeants, précisa-t-il. Cela ne sert à rien. Les Changeants ne sont pas aussi combatifs que les Creux, et il suffit de les blesser pour qu'ils s'enfuient. »

Il fit glisser l'épée hors de son fourreau, dix centimètres, tout juste assez pour faire briller la lame.

« Même si je suis plus habitué au sabre...

— Vous avez de quoi vous défendre, monsieur Samson. Moi aussi, je cache sous ma moustache un véritable arsenal. Mais qu'en est-il de la créature éthérée qui nous accompagne ? Est-ce qu'elle sait se servir de ces deux pistolets qui soulignent sa taille d'amazone ?

— Si vous voulez que les Changeants demeurent la principale menace qui pèse sur votre vie, Strogonoff, utilisez donc votre exceptionnelle moustache pour nouer votre langue.

— Je vous taquine, Samson, se défendit le guide. Comme nous allons mourir bientôt, autant partir avec humour. »

Fulbert s'assit sur l'herbe et posa ses mains sur son visage. Cette journée l'avait exténué. Ce n'était pas le fait de rester assis huit heures d'affilée sur un cheval ; c'était la Forêt, dont les branches s'insinuaient jusque dans son crâne, et qui susurrait à ses oreilles des échos ténus, comme si une procession solennelle chantait de l'autre côté des buissons de ronces infranchissables.

Mais le plus difficile, le plus effrayant était sans doute que la Forêt ne faisait pas que lui prendre ses pensées : elle lui rendait des souvenirs.

Et Fulbert n'en voulait pas.

« Je ne sais pas ce qui m'a pris, murmura-t-il. Nous n'aurions jamais dû entrer. J'ai l'impression de devoir affronter les conséquences d'une décision stupide prise par quelqu'un d'autre...

— Ne vous inquiétez pas, Samson. Si je vous ai accompagné, c'est bien parce que je crois au succès de cette entreprise.

— Vous devez être fou.

— Bien sûr. Aucun guide forestier n'a jamais eu une santé mentale intacte. La Forêt joue avec nos sens, avec notre perception, avec nos émotions. Nous sommes impuissants, jetés dans son labyrinthe infini, à la merci des créatures effroyables à qui elle offre l'asile. Il y a une dizaine d'années, le vieux Verst, un dur à cuire de Kels, s'est élancé vers la Forêt en pleine nuit, une torche à la main, en criant qu'il allait y mettre le feu une bonne fois pour toute. Je l'ai suivi du regard. J'ai vu la petite braise s'enfoncer sous les arbres, et puis décliner, décliner... et disparaître. À Kels, tout finit par disparaître. Les chats sortent la nuit et ne reviennent pas le lendemain matin. Les chiens poursuivent un lapin dans son terrier, et n'en ressortent jamais. Et quand ils deviennent déments, nos anciens finissent par échapper à la garde de leurs enfants, descendent le petit sentier en chemise de nuit, passent le pont au-dessus de la rivière, et disparaissent, eux aussi. Vivre à Kels, c'est comme vivre au bord de l'océan. Un océan cupide, qui ne renverrait jamais aux hommes ce qu'il leur a volé.

Voyez-vous, Samson, on ne devient guide que parce que la Forêt a des comptes à nous rendre, qu'on veut lui faire enfin cracher ses secrets. Qu'on veut marcher sur les vestiges des Précurseurs, ramasser un ossement abandonné, et pouvoir dire : je t'ai pris quelque chose, à mon tour. Mais la Forêt finit par nous vaincre. Elle anéantit notre volonté, et nous qui sommes venus pour lutter contre elle, nous en arrivons à lécher les bottes de notre tyran.

Mais pas moi, asséna-t-il avec une lueur mauvaise dans le regard. Moi, je suis prêt à dominer la Forêt. »

Morgane revint et ils allumèrent le feu ; Strogonoff se porta volontaire pour le premier tour de garde. Malgré les ombres denses qui s'accumulaient autour d'eux comme une marée montante, malgré l'incertitude et l'inquiétude, la Forêt alourdissait leurs paupières, et dès que Morgane se coucha sur le côté, elle se mit à ronfler.

« Réveillez-moi au moindre signe suspect, déclara Fulbert.

— Ne vous inquiétez pas, Samson. Je ne compte pas me battre seul contre les Nattväsen, et je compte beaucoup sur vous. »

Strogonoff jeta une couverture sur ses épaules. Il caressait d'une main sa moustache, de l'autre un pistolet posé sur ses genoux et déjà chargé. Cette image de loup solitaire demeura imprimée sur les rétines de Fulbert, et il crut qu'il surveillait toujours le guide du coin de l'œil, alors qu'il dormait profondément.

MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant