63. Un amour sincère

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Il faudrait être aveugle pour croire que Karda et Mû ne sont que deux amies, et de ce point de vue, Williams fait preuve d'un aveuglement remarquable.

Wos Koppeling, Journal


Quand il était monté sur la colline, face au soleil qui se couchait sur les moulins en feu, et la muraille d'une Istrecht assiégée, Noah Williams s'était vu en Napoléon fracasseur d'empires, construisant son projet grandiose bataille après bataille.

Mais Noah était un très mauvais coordinateur.

Dans tous les errements du projet Avalon, tous les problèmes, toutes les contradictions qui rôdaient sous les Protocoles, il portait une part de responsabilité.

Aussi, lorsque la bataille commença à tourner court pour l'Empire Austral, détourna-t-il le regard des troupes qui chargeaient à pied en catastrophe une ville trop bien défendue, sans le soutien d'une artillerie décimée par une poignée de Paladins audacieux.

Il se persuada que c'était un inconvénient mineur, et non une preuve ultime de son impéritie. Comme de se cogner l'orteil sur un banc d'église, sur le chemin de l'autel. Cela ne changerait rien à son triomphe, au triomphe d'une humanité dont il était l'élu choisi par Dieu, le nouvel Adam, le nouveau Noé.

Son dirigeable s'éleva en direction du Ravin alors que les premiers coups de feu secouaient la plaine, de part et d'autre de la muraille, et que des grappes entières de soldats en armure noire s'effondraient dans la poussière.

C'était une petite navette de transport à nacelle ouverte, un pont en bois unique semblable à une caravelle d'exploration de la Renaissance, avec pour plafond l'enveloppe de toile écrue du ballon, telle une peau d'éléphant.

Le pilote, le visage dissimulé derrière de grosses lunettes rondes, poussait le gouvernail entre deux coups de vent. Deux Ases en armure, assis sur des bancs de fer, alourdissaient le dirigeable pour rien ; derrière eux vrombissaient les hélices d'un moteur à huile de baleine.

Quant à Noah, il s'était accoudé à la balustrade. Laissant le vent du Sud décoiffer ses cheveux blancs empruntés à Lennart, il posait sur la ville suspendue un regard paternaliste et dominateur. Même si l'armée de l'Empire se brisait les dents sur ses briques rouges, les Protocoles allaient bientôt lui donner raison.

Et le vent ne pouvait lui faire lâcher prise. Il jubilait.

Noah n'était pas quelqu'un de compétent, mais il donnait l'illusion de compétence. Il n'était ni empathique, ni sympathique, ni compréhensif, ni drôle, ni intelligent, mais il avait appris à y ressembler. Dans une société faite d'écrans, ce n'est pas d'être le plus beau qui compte, mais c'est d'avoir la plus belle photo. Et Noah était photogénique ; ceux qui l'avaient nommé à la tête du projet Avalon étaient sincèrement convaincus de ses aptitudes inégalées, jusqu'à l'en convaincre lui-même.

Il inspira avec passion. Mais même à cent mètres d'altitude, l'air était chargé d'une ennuyeuse odeur de cendre, venue lui rappeler que les grands empires, et leurs glorieux empereurs, traînent toujours derrière eux la puanteur inextinguible de crimes dissimulés.

« Noah. »

Le pilote, dont les oreilles étaient également emmitouflées, ne remarqua même pas l'atterrissage de Karda au milieu du pont. Les deux gardes se levèrent, mais Noah les arrêta d'un geste. Il ne la considérait pas comme une adversaire, mais comme une âme perdue ; son devoir était de lui montrer la vérité.

Il eut un grand sourire.

La jeune femme, amie de Mû et assistante de Koppeling sur le projet d'empreinte cérébrale, était aussi ravissante que dans son souvenir. Avec ses cheveux blonds et ses yeux couleur de lune, elle avait l'aura distante et impériale d'une déesse nordique. À l'époque du projet Avalon, Noah avait haï Karda avec fureur, comme il haïssait Koppeling, car tous leurs désaccords mettaient à jour son incompétence et son infatuation. Mais ce sentiment n'avait plus lieu d'être ; ils étaient seuls désormais, et n'avaient de comptes à rendre qu'à Dieu lui-même.

MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant