20. Des hommes mortels

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Hier, nous avons voté pour savoir si les hommes d'Avalon devaient être mortels ou non.

Nous pourrions faire d'eux des êtres éternels et invincibles, et leur épargner la souffrance de la perte. Cela y compris pour les voyageurs qui entreront bientôt dans la simulation. Noah a défendu cette position dans une formidable plaidoirie, qu'il me serait trop long de retranscrire intégralement.

Malheureusement, nous ignorons si une telle société humaine peut fonctionner. Nous n'avons aucun recul. Même les Ases, les intelligences artificielles que nous avons construites pour le projet, ne sont pas parfaits, pas aussi stables psychologiquement que nous l'espérions, et il leur sera difficile de traverser les siècles. Alors, que dire des hommes ? Avalon pourrait bien sombrer dans le chaos.

J'ai voté blanc. Suite au dépouillement, les hommes seront mortels. Faute de pouvoir ralentir le temps interne à la Simulation, les membres originels du projet mourront avant d'atteindre Antarès, et il faudra qu'il naisse de nouveaux humains pour les remplacer. Il me semble que depuis le début du projet, toutes les contraintes techniques conspirent à nous faire bâtir une deuxième Terre.

L'issue du vote a mis Noah en colère. Il s'est emporté, non contre l'autre camp, mais contre les quinze d'entre nous qui avaient voté blanc, et qui auraient pu renverser la balance à son avantage.

« Que voulez-vous ? Que voulez-vous ? Nos choix engagent le futur de l'humanité. Vous ne pouvez pas y renoncer ! »

J'espère que cette ligne de fracture ne menacera pas l'avenir d'Avalon. Il ne nous reste plus que deux semaines pour compléter la simulation ; dès que le système d'empreinte sera au point, les premiers Sysadmins rejoindront Avalon. Ceux qui ont voté pour devront cohabiter avec ceux qui ont voté contre. Et ceux qui ont refusé de voter.

Wos Koppeling, Journal


D'une pâleur effrayante, Morgane avait rampé à distance et s'était assise contre un tronc ; la respiration entrecoupée de sanglots, elle contemplait les griffes de Creux plantées dans sa jambe sans oser les toucher.

« Je suis désolée, je suis désolée... plaida-t-elle d'une voix étranglée lorsque Fulbert s'approcha.

— N'y touche pas, ordonna-t-il. On ne peut pas les enlever maintenant. Je vais te faire un bandage. »

Il enroula une bande de gaze par-dessus sa blessure, en prenant garde à ne pas déplacer les griffes ; elle se teinta aussitôt de vermillon. Le regard perdu, intoxiquée par la douleur, Morgane serrait les dents en silence.

« J'étais certaine d'être encore invulnérable... mais pas contre un processus bogué. Maintenant, mes options de développement ont disparu.

— Oui, oui, sans doute, dit le Paladin. Tu es prête ? Il faut qu'on s'en aille. Je vais te porter. »

Lorsqu'il prit Morgane sur ses épaules, Fulbert sentit ses pieds s'enfoncer dans le tapis d'aiguilles de pin ; il crut que sa colonne vertébrale allait craquer sous son poids. Pour Paladin qu'il fût, le fourbe d'Embert n'avait jamais été exceptionnellement musclé.

« On y va » souffla-t-il.

La lumière du sabre se faisait vague, un banc de nuages assombrissait les étoiles, et les hautes silhouettes des pins se rassemblaient autour de lui comme pour le maintenir sous leur emprise. Fulbert se hâta ; avec ces soixante kilogrammes supplémentaires sur le dos, il ressemblait à un vieillard en déambulateur qui se presse pour profiter d'une promotion au rayon fromage frais.

MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant