80. Mû II

32 6 30
                                    


Avec le temps, le mélange de nos croyances et de nos expériences crée ce que l'on pourrait nommer : notre conception de la vie.

Mais il est évident, vu le peu de données que nous sommes capables d'accumuler et de traiter, que nous nous trompons tous.

C'est la seule chose qui me rassure.

Même mon pessimisme est déplacé.

Ce que je crois savoir sur le monde, sur son passé, et sur son avenir, est faux. J'ignore seulement à quel point.

Wos Koppeling, Journal


Le lendemain, ils complétèrent leur traversée.

Après quelques heures de marche, la Forêt s'écarta brutalement de leur route, comme si elle rendait les armes, et devint une vaste plaine d'un vert épais, presque phosphorescent, qui les éblouissait. Anastase recommanda qu'ils attachent les chevaux ici et viennent les rechercher plus tard.

« L'endroit a beaucoup changé » constata Morgane.

Egbert devina que cette plaine ne se poursuivait que sur quelques kilomètres avant de se jeter dans l'océan d'Avalon en une falaise immense et infranchissable. Morgane et Anastase regardaient aux alentours avec suspicion.

« Peut-être qu'il n'y a rien » lâcha le Haut Paladin en s'appuyant sur sa canne.

Morgane fit non de la tête.

« Messire Egbert, pouvez-vous allumer votre pierre ?

— Pardon ?

— Passez-moi votre sabre » ordonna-t-elle.

Le Paladin fronça des sourcils, mais il décrocha le fourreau à sa ceinture et le lui tendit. Morgane ne dégaina pas l'arme. Elle examina avec attention la garde d'acier et de laiton, sur laquelle était sertie une petite pierre semi-précieuse.

« Ce n'est pas une pierre de Sysade, constata-t-elle avec surprise.

— C'est normal, expliqua Anastase. Après avoir reformé les lignées de Sysades, Mû ne leur a donné qu'un nombre limité de pierres. Toutes celles dont nous disposions ont été partagées entre les lignées. Ou presque toutes. »

Il tapota sur le pommeau de sa canne.

« Vous permettez ? dit Morgane en tendant la main.

— Je peux le faire moi-même. »

Un cristal bleuté était incrusté sur le côté du pommeau, comme un œil de perdrix. Le vieil homme y cogna l'ongle épais de son pouce, avec un léger tintement. Il s'y reprit à quelques reprises, comme s'il tentait d'allumer un feu, et la pierre finit par s'illuminer.

En plein jour, sa lueur azurée était presque invisible, mais son aura révéla une forme transparente à quelques dizaines de mètres. Un mur. Une porte. La Forteresse Changeante.

Anastase passa en premier.

Sitôt franchi le seuil, la plaine, la forêt, le ciel d'Avalon disparurent. Seul le soleil demeura en place, désormais entouré de milliers d'étoiles, comme un roi faisant son retour à la cour, après une longue campagne. Le sol était une dalle de métal uniforme, longue de kilomètres, qui dérivait dans l'espace, et c'est à peine s'ils pouvaient deviner le continent d'Avalon, cinq cent kilomètres sous leurs pieds.

« Par les cent mille écailles ! S'exclama Egbert. Où sommes-nous ? »

Paniqué, il fit un pas en arrière, mais l'herbe épaisse ne revint pas sous son pied. Ils étaient prisonniers de cet espace infini.

« Je vous connais » dit une voix.

C'était une femme un peu plus jeune que Morgane. Ses yeux étaient bleus, de l'exacte même couleur que les cristaux de Sysade. Elle se tenait devant eux, bras ballants, interrogative, comme s'ils venaient de la déranger.

« Morgane, dit-elle. Et Anastase. Malheureusement, je ne suis pas celle que vous recherchez. Je suis Mû 2, celle qui dirige Avalon. Mû 1 s'est détachée de moi pour vivre pleinement sa vie humaine, comme elle l'a toujours souhaité.

— Je sais, dit Morgane. La dernière fois que je l'ai revue, il y a deux ans, elle m'a tout expliqué. C'est bien toi que nous voulions voir.

— Tant mieux. Vous n'avez pas fait tout ce chemin pour rien. Que désirez-vous ? »

Anastase fit quelques pas. Le choc de sa canne contre le métal résonnait comme le carillon d'une horloge.

« Où allons-nous ?

— Delta Eridani. Nous y serons dans quelques années. »

Un ange passa.

« Cette réponse n'a pas l'air de vous satisfaire. Peut-être que vous aviez d'autres questions ?

— Depuis plus de vingt ans, ajouta Morgane, Avalon s'est envolé de la Terre. Nous reposons entièrement sur les épaules du Dragon – sur tes épaules. Mais vers quoi nous emmènes-tu exactement ? Quel est ton but ? Même Mû 1 n'en était pas certaine, et elle a préféré me renvoyer vers toi.

— Ah, je comprends. »

Elle leur tourna le dos et pointa le doigt en direction des étoiles.

« Nous sommes dans la constellation de l'Eridan. C'est une région de l'espace que je n'avais pas explorée pour le compte d'Antarès, et de loin, j'ai constaté qu'elle comportait à la fois des vestiges de civilisations disparues et de possibles traces de vie.

— Cela ne nous dit toujours pas ce que tu veux faire. Allons-nous coloniser un autre monde ?

— Pour quoi faire ? Vous avez déjà un monde. De décennie en décennie, le peuple d'Avalon prendra conscience que toutes ces étoiles sont déjà à portée, que nous pouvons communiquer avec ces civilisations, que nous pouvons échanger notre savoir et nos rêves.

C'est quelque chose que ni Koppeling, ni Williams n'avaient envisagé. Avalon ne pouvait pas être un monde fixe. Mais ce ne pouvait pas être non plus une arche d'invasion. Dans les deux cas, nous ne faisions que répéter quelque chose. Mais si Avalon devenait une utopie ? Tout un monde voyageant à bord de l'Onde Close, un monde faisant le lien entre les autres mondes ? »

Egbert écoutait religieusement, gardant ces mots pour plus tard ; il poserait des questions sur le retour.

« Mais peut-être que je n'ai pas le droit de décider ainsi de l'avenir d'Avalon, constata-t-elle. Qu'en pensez-vous ?

— Je pense que tu as pris la bonne décision, dit Anastase. Je n'ai rien d'autre à dire. J'attends que tu guides ce monde, mais aussi que tu le protèges, car il se trouve certainement parmi ces étoiles des empires qui n'attendent que de nous envahir, comme l'humanité aurait pu envahir Antarès. »

Mû hocha la tête.

« Avant que vous partiez, Morgane, je voulais te poser une question sur elle. L'autre Mû.

— Que veux-tu savoir ?

— Est-ce qu'elle est heureuse ?

— Elle est heureuse. Et toi ? »

Mû se tourna à nouveau vers le soleil, vers les étoiles. Ici, à la proue de son vaisseau, elle n'était pas seule : tout l'univers l'accompagnait.

« Oui, je suis heureuse. »

Et Avalon traversa la Voie Lactée pendant très longtemps encore.


-------------------

... du moins, jusqu'au bouquin suivant (s'il y en a un, je ne peux rien promette).

Merci pour votre lecture !

MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant