11. Fulbert

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Très jeune, j'ai eu le sentiment d'être étranger à l'humanité, et de l'observer comme un intrus dans ses rangs. Avec le temps, j'ai acquis un par un les codes de la vie sociale, et je suis devenu un parfait imposteur, toujours en pleine conscience des efforts que je menais pour me faire accepter d'eux. Puis les années ont passé, le théâtre est devenu la réalité, et je n'ai plus différencié ma persona de ma personne.

Je me suis toujours demandé s'il n'en était pas d'autres, des Meursault comme moi – s'ils n'étaient pas tous comme moi, en fin de compte. Impossible de le savoir. C'est un test, un examen que nous avons tous passé. Certains ont bûché jusqu'à minuit pendant des années ; certains ont ouvert leur livre de cours dans le bus, le matin même, pour la première fois. Et toutes ces expériences demeureront secrètes ; seul compte le diplôme.

Aujourd'hui, je me demande si Mû et les Ases ont connu pareil cheminement. Mais je sais que la réponse ne viendra jamais !

Wos Koppeling, Journal


Lorsque Fulbert reprit connaissance, on lui avait ôté son casque et sa cuirasse. Tencendur, son fidèle cheval, mâchonnait un chardon en lui tournant le dos. Il y avait, dans cette superbe ignorance, comme la volonté de souligner qu'il avait été embarqué dans cette paladinerie contre son gré, et qu'il n'avait aucun lien avec le chevalier raté.

Il était allongé sous une arche de pierre naturelle ; une plage de galets s'étendait en pente douce à sa droite, et à quelques dizaines de mètres à peine, le front de mer y bavait une écume épaisse et crachait des poignées d'algues noires.

Morgane lui tournait le dos, les pieds dans l'eau, en pleine contemplation de l'océan.

Le Paladin tapota sa tempe de l'index en espérant chasser le nid de frelons qui vrombissaient sous son crâne. Il ramassa son sabre avec méfiance, examina le joyau incrusté dans la garde, rangea l'arme à sa ceinture et rejoignit Morgane d'un pas mal assuré, car ses semelles de bois glissaient sur les galets humides.

« Qu'est-ce que vous regardez ?

— L'horizon. »

La Gardienne des Pierres fit un quart de tour.

« Là d'où je viens, ce Monde Obscur de votre légende, l'horizon n'existe plus. Il n'y a que du brouillard et de perpétuels nuages de cendres. Sur les cartes, sa surface est immense, cent fois supérieure à l'île d'Avalon, mais en réalité, il est minuscule. Peut-être parce que plus aucun humain ne l'habite. »

Fulbert se décida à affronter son regard. Ses iris étaient d'un blanc très pur, un détail assez important pour que l'école des Paladins de Hermegen le lui ait inculqué à coups de baguette sur les doigts.

« Vous êtes une Ase, comprit-il.

— Processus ASE-P-103, Morgane. J'ai quitté le Monde Obscur pour... que faites-vous ? »

Fulbert tomba à genoux et déposa son arme à côté de lui. Ayant offensé la messagère de Wotan, il n'avait plus qu'à se soumettre à son jugement.

« Je suis désolé, dit-il en baissant les yeux sur les galets, où s'enfuyaient des crabes minuscules. Vous faites face au plus idiot des Paladins ; je vous ai vue traverser la barrière des mondes grâce au cercle de pierres, et ma crainte et ma stupidité m'ont fait croire que vous étiez une créature de l'ombre. Je regrette mon erreur, mais ces regrets n'ont aucune valeur, aussi, je vous offre ma vie, pour en faire usage selon votre désir. J'ai offensé le cercle des Ases, j'ai offensé le serment des Paladins, je suis un misérable.

— Vous parlez beaucoup trop, soupira Morgane.

— Oh, oui, j'aurais aimé être conteur, mais le métier ne paie pas, et n'ayant ni fortune, ni mécène, ni famille pour m'entretenir, je n'ai pas loisir d'écrire mes tragédies d'une main et mes chansons d'amour de l'autre.

— Et le métier de Paladin paie mieux que celui de conteur ?

— Disons que jusqu'à présent, je ne suis pas mort de faim. »

Il commençait à avoir mal aux genoux, et d'un coup d'œil rapide, constata que Morgane était en train de repartir.

« Attendez ! s'exclama Fulbert. Je me suis mis à votre service. Vous n'avez pas le droit de refuser !

— J'espère que vous deviendrez le Paladin que vous souhaitez être, dit distraitement Morgane. Ou bien le conteur. Mais ma mission ne peut attendre.

— Laissez-moi vous aider, madame. Jusqu'où irez-vous ainsi, seule et à pied ? N'avez-vous pas besoin d'eau, de vivres et de monnaie ?

— De vivres ? »

Elle fronça des sourcils. L'idée ne semblait pas lui avoir traversé l'esprit.

« Loin de moi l'idée de remettre en question votre nature supra-humaine, mais vous avez l'air, euh, un peu pâle. Vous n'avez rien mangé ce matin ?

— Manger, répéta-t-elle interloquée. Je n'y avais pas pensé. À quelle distance se trouve la prochaine ville ?

— Deux jours de marche. »

Morgane roula des yeux.

« Vos pouvoirs sont limités, n'est-ce pas ? »

Fulbert s'approcha de Tencendur, fouilla dans les fontes et lui tendit une gourde encore pleine. L'Aze fronça du nez, mais consentit à boire quelques gorgées.

« Vous qui êtes un Paladin, que savez-vous d'Avalon ?

— Eh bien, ce monde a été offert par Wotan, le Créateur, aux Précurseurs, nos ancêtres.

— Savez-vous pourquoi la Borne est détruite, et les installations sont en ruine ?

— La Guerre des Sysades. Les Précurseurs se sont déchirés dès que Wotan a eu le dos tourné. C'est ensuite que les Nattväsen... »

Morgane fronça des sourcils.

« Les Sysades ? Les Sysadmins ? Les Administrateurs Système se sont fait la guerre ?

— Hum, oui, mais c'était il y a cinq cent ans.

— Et depuis cinq siècles, le monde a toujours été ainsi ? La Borne saccagée, les installations en ruines ?

— Euh, pour autant que je sache, oui. »

Elle lui rendit la gourde vide.

« Je vais essayer de faire simple... et concret. J'ai été envoyée ici par un Ase nommé SIVA, qui a remarqué quelque chose d'inhabituel en essayant de... euh... communiquer avec les vieilles pierres d'Avalon. Les pierres...

— Bon, qu'est-ce qu'il vous faut ?

— Un Sysadmin. Un Sysade, si vous préférez. Vous ne savez sans doute pas où je pourrais en trouver un ?

— C'est le rôle des Paladins de protéger la Lignée des Sysades, proclama Fulbert avec une fierté retrouvée. Elle a traversé les siècles en attendant que Wotan revienne, pardonne les crimes de leurs ancêtres, et décide ce qu'il doit être fait de leur pouvoir : s'ils redeviendront les chefs d'Avalon, ou s'ils redeviendront de simples hommes.

— Si vous le dites, euphémisa Morgane, qui doutait sérieusement que Wotan eût des projets de retour.

— Toutefois, les membres de la Lignée vivent dans le secret, expliqua Fulbert en baissant la voix, car leur pouvoir a été aussi craint que révéré. Je n'en connais qu'un seul, et il m'est interdit de révéler son identité. J'ai été son garde du corps avant d'être... hum... remplacé. Mais... je vous amènerai à lui... ou elle, et si elle... ou lui... accepte de vous rencontrer, votre mission sera complète. C'est à Vlaardburg, à trois jours d'ici.

— Alors ne perdons pas de temps. Ce monde est peut-être en danger. »

MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant