37. Kels

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Quand Karda Matiev est arrivée dans le projet, je pensais que Mû était juste une sorte d'animal de compagnie pour elle. Mais il y a un attachement profond qui les lie. Une relation tellement sincère qu'elle passe totalement inaperçue dans notre bunker, et aux yeux des rares personnes qui connaissent l'existence et le rôle de Mû dans le projet. Noah, par exemple, la voit comme un outil. Je sens Matiev bouillir quand ils parlent d'elle.

Wos Koppeling, Journal


Seul bourg à l'Ouest de l'Isthme de Gardorel, et ultime arrêt avant la Forêt Changeante, Kels était sur tous les panneaux et sur toutes les cartes. On en oubliait facilement que ce petit groupe de maisons serrées les unes contre les autres, comme si on venait tout juste de les déballer, ne méritait que le nom de hameau, au mieux de village.

« Kels ! s'exclama Fulbert avec un grand geste. Cela faisait longtemps. J'espère au moins qu'ils ont une auberge. Je n'ai pas dormi dans un vrai lit... hum... à vrai dire, depuis que je t'ai rencontrée. »

Morgane réfléchit quelques instants et fut forcée d'acquiescer.

« Contre ton gré, je t'ajoute donc à la liste des femmes qui m'empêchent de dormir. »

L'Ase soupira et lui rendit un sourire gêné. Car la Grande-Duchesse de Vlaardburg, suspendue au mur de sa ville telle un sac de viande, devait être en bonne place sur cette liste.

« J'espère seulement que j'arriverai à descendre de cheval, ajouta Fulbert. Je crois que j'ai oublié comment marcher. »

Le chemin descendait en pente douce, leur offrant une vue imprenable sur le village. Il était bordé d'arbres fripés et tordus comme des vieillards en séance de gymnastique, et les dernières lueurs du jour coloraient leurs feuilles dans un mélange de rouge et d'or. Plus loin, derrière des champs en jachère où paissaient des ruminants placides, s'étendaient les premiers bosquets de la Forêt Changeante.

Morgane n'était pas férue de botanique, mais la différence avec tout ce qu'elle avait vu jusqu'ici la frappa aussitôt. Ces grands arbres prenaient la pose comme des mimes. Ils se savaient regardés, et quand les fermiers leur tournaient le dos, ils riaient à leurs dépens. Leurs racines surgissaient dans un champ telles des suricates attentifs, s'insinuaient dans les granges et dans les étables, perçaient les auges des bœufs pour y boire.

« Ce soir, tonitrua Fulbert, je casse les cordons de la bourse. Fini l'avoine et les pommes. Un festin nous attend, gente dame, ce qui est la moindre des choses, vu la difficulté de la mission qui nous attend. Et je n'aurai aucune limite.

— Il nous reste de la bouillie d'avoine, et quelques pommes » expliqua l'aubergiste.

Il avait l'air plutôt ennuyé de les voir, auquel cas on ne lui aurait que trop conseillé de changer de métier. Mais il n'y avait qu'un seul aubergiste à Kels, et même s'il leur avait craché à la figure, Morgane aurait sans doute renoncé à sa fierté pour la promesse d'un oreiller en plume.

Ici, les visiteurs mangeaient tôt, leur expliqua-t-on, car pour explorer la Forêt Changeante, il fallait partir aux premières lueurs de l'aube.

« Pourquoi ? demanda Morgane. On ne peut pas camper ? »

L'aubergiste roula des yeux effarés en déposant à leur table deux bols en bois. Fulbert l'avait supplié d'ajouter quelque chose, quoi que ce fût, qui donnât un peu de goût à l'avoine, et il leur avait donc facturé une cuillère de sirop pour un supplément scandaleux.

« Même si vous surviviez à une nuit dans la Forêt, dit-il, vous seriez incapables de retrouver votre chemin de retour – ce qui revient au même.

— Je suppose que certains ont essayé, rétorqua Fulbert en examinant son bol d'un air suspicieux, comme s'il cherchait la feuille d'or cachée qui en aurait expliqué le prix.

— Oh, ils ont tout essayé, nota l'aubergiste. J'ai tout vu. Des astrologues qui pensaient prédire le mouvement des arbres à l'aide de la position des étoiles. D'autres qui pensaient communiquer avec eux. Des guerriers téméraires venus de l'autre bout du monde, qui, parce qu'ils avaient tué un Creux sur un coup de chance, avaient décidé que la Forêt ne leur résisterait pas. Et des équipées entières de mercenaires grassement payés pour accompagner un noble de Hermegen, dans une chaise à porteurs, dans l'aventure de sa vie. Et je n'en ai pas vu rentrer un seul. »

Il asséna deux pommes sur la table, comme un verdict final, et les abandonna pour aller essuyer son comptoir en soupirant. Morgane comprenait un peu mieux son attitude ; elle et Fulbert n'étaient que les derniers voyageurs sur une longue liste qui s'étaient crus plus malins que la Forêt.

« Il nous faut un plan » remarqua-t-elle alors que le Paladin contemplait, d'un œil torve, le sirop se diluer dans sa bouillie d'avoine, car une puissante métaphore de l'existence humaine lui était venue, et qu'il réfléchissait aux premiers couplets d'une chanson dédiée.

En effet, il y a deux manières de considérer notre expérience de la vie : c'est chaque jour la même bouillie d'avoine, mais c'est chaque jour un bol différent de bouillie d'avoine.

Parti de cette prémisse, Fulbert n'arriva pas toutefois à une conclusion suffisante à expliquer le mystère de la vie. Peut-être la pomme était-elle la clé. Mais Morgane interrompit ses pensées en agitant la main devant son nez.

« Un plan, répéta-t-il aussitôt. Qu'est-ce que tu proposes ?

— Qu'est-ce que tu connais à la Forêt Changeante ?

— Elle est infestée de Nattväsen. Beaucoup, beaucoup de Changeants. Heureusement, ils restent bien sagement à l'abri, et aussi bizarre que ça puisse paraître, les Paladins n'ont pas beaucoup de travail à Kels et dans les environs. Les seuls humains qu'il faudrait sauver des monstres sont ceux qui ont commis l'erreur de rentrer dans la Forêt... mais personne ne peut les sauver. On ne retrouve même pas les corps. La Forêt absorbe tout. »

Elle fronça du nez.

« Est-ce que nous avons une chance de traverser ?

— En tout cas pas ce soir, constata Fulbert. Je ferai le tour du village à la recherche d'un guide. Et j'essaierai de voir avec eux s'ils ont des indices sur la Forteresse Changeante...

— Où est-elle censée se trouver ?

— Nulle part. Au plus profond de la Forêt, les choses se déplacent, et s'enfuient lorsqu'on les approche. On pourrait marcher dix ans dans la Forêt sans trouver la Forteresse. Notre seul espoir, c'est que Mû nous accepte. »

MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant