29. Un second soleil

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Williams est un de ces hommes très confiants pour qui envisager l'échec, c'est le légitimer, et en quelque sorte, s'y conformer. Il est donc en désaccord avec la construction des stèles de pierre, même si c'est un autre projet qu'Avalon, en dehors de sa compétence.

Mais sa position est intéressante. Pour lui, nous n'avons rien à laisser derrière nous – aucun héritage ne se vaut. L'humanité doit être sauvée, point. Et si elle ne peut l'être, que sa mémoire soit anéantie, c'est un détail.

Wos Koppeling, Journal


L'enveloppe du dirigeable prit feu en un instant, et se dispersa en copeaux noirâtres, qui s'envolèrent comme une nuée de corbeaux. Pendant une demi-seconde, le dihydrogène enflammé demeura en place ; un deuxième soleil s'était levé sur Hermegen. Sa lumière écrasante découpait les ombres au couteau.

Quelque part dans le palais, le prince Midian dégustait un carpaccio de poissons en compagnie de sa maîtresse, lorsqu'une avalanche de lumières changeantes se déversa par les vitraux ; aveuglé, le prince détourna le regard, et son couteau glissa sur l'assiette en porcelaine.

Fulbert, par pur réflexe, attrapa par le col un enfant arrêté au milieu de la rue, qui levait de grands yeux pleins de questions, et se jeta dans une ruelle. Le soleil artificiel se brisa comme une coquille d'œuf ; sa surface s'ouvrit en rideaux de flammes, qui roulèrent sur les hautes tours du centre-ville et sur les jardins suspendus qu'elles encerclaient jalousement. Une forme gigantesque s'en élevait, un alcyon au cou majestueux, dont les ailes s'étendirent en une deuxième vague de lumière ; l'oiseau de feu parut prendre son envol, tandis que la cabine disloquée du dirigeable basculait sur les toits de Hermegen. Mais les cieux se refusaient à lui, et ce fier séraphin de destruction s'abattit sur les jardins, sur le palais princier, sur le centre-ville.

Une seconde après la première étincelle retentit le tonnerre ; un son lourd, qui pénétra la terre, et qui continuerait de résonner des années plus tard. Un violent souffle d'air balaya les rues, emportant les tuiles en terre cuite, le chaume des toits, les étals des marchés, les passants, les gardes en armure, qui rebondirent sur les murs tels des boîtes de conserve. Fulbert vit passer la tempête comme Noé contemplant les eaux du déluge ; arc-bouté contre le mur de chaux d'une maison anonyme, il sentit celui-ci ployer sous le vent. Un homme emporté passa à quelques mètres de lui. Une fraction de seconde, ils échangèrent un regard paniqué ; puis l'homme quitta son champ de vision.

Le grondement de l'explosion faisait encore des allers-retours dans les entrailles de Hermegen, et les oreilles de Fulbert s'en souviendraient longtemps. Il essaya de se remettre debout ; une tuile s'écrasa à ses pieds. Il pleuvait des échardes de bois, des pièces de métal déchirées, des pommes, des corps humains. L'enfant que le Paladin avait mis à l'abri du souffle avait disparu. Peut-être s'était-il enfui. Peut-être n'avait-il jamais existé. Titubant, Fulbert se mit en chemin en évitant les débris enflammés qui se plantaient entre les pavés. Les tours étaient encore debout, mais penchaient tel Atlas sous le poids du monde. Le feu avait pris dans les jardins suspendus. Le palais princier, toutes ses vitres brisées, en était encerclé, et rôtissait déjà comme le porcelet sur la broche.

Un frémissement rocheux, comme un bruit de pas sur des gravillons, avertit son oreille. La tour frappée de plein fouet, criblée de débris métalliques, était en train de se détacher de la falaise. Elle glissa sur le côté, emportant des centaines de tonnes de pierre et de remblai. Un souffle de poussière balaya la rue, dans lequel dansaient encore les feux-follets des poutres incandescentes. Fulbert retint son souffle. Hagard, il marchait au hasard, en s'éloignant vaguement du centre, le poing fermé sur sa pierre de Sysade.

Un homme qui s'enfuyait le percuta et lui cria une insulte. La poussière se dissipait à peine. Le palais princier brûlait désormais comme un feu de joie, acclamé par les tiges carbonisées des rosiers et des rhododendrons.

Fulbert trébucha sur un caillou, retomba au sol. La poussière l'empêchait de respirer. Il toussa, cracha, vomit tout ce que contenait son estomac, puis se traîna jusqu'à un abreuvoir public, sur lequel se déposaient de timides flocons de cendre, et il plongea la tête pour reprendre ses esprits.

Sa main droite était tétanisée, il ne parvenait pas à l'ouvrir, et son bras tremblait comme une tige de blé dans le vent. Fulbert lutta contre lui-même pour en extraire l'écaille de Mû.

Un bien piètre pouvoir, pour un bien piètre Sysade, songea-t-il.

Il jeta la pierre avec rage.

Le cristal traversa les fumées et fut rattrapé au vol.

« Vous n'avez pas le droit. »

Anastase de Hermegen avança vers lui d'un pas boiteux ; il était blessé à la jambe. Aucun homme ne semblait l'accompagner. Il était seul pour sauver la ville. Le Haut Paladin darda sur Fulbert un regard sombre, résolu, et laissa tomber la pierre à ses pieds.

« Vous n'avez pas le droit de refuser ce pouvoir.

— Je ne l'ai pas accepté » protesta Fulbert.

Ils se toisèrent, conscients d'être aussi dissemblables que peuvent l'être deux chevaliers d'Avalon, et pourtant liés par la vérité du monde, ce fruit empoisonné auquel ils avaient tous deux goûté.

« Où est l'Ase ? Insista Anastase.

— Pourquoi vous importe-t-elle ?

— Sa présence ici ne peut être un hasard.

— J'en ai assez, dit Fulbert en baissant les épaules. Je n'ai pas signé pour ça. La Grande-Duchesse a été pendue à un mur et Raine pulvérisée. Qu'est-ce qui va arriver à Morgane, maintenant ? Je regrette. Je ne suis pas taillé pour ce rôle. Je ne suis qu'un barde itinérant avec un sabre de Paladin. Le Sysade de Hermegen fera très bien le travail à ma place...

— Il vient de mourir. »

Fulbert fronça des sourcils.

« Attendez, vous ne voulez quand même pas dire...

— Le prince Midian a toujours ignoré qu'il était Sysade. C'était la volonté de son père. Il était assez dissipé, et sans doute assez idiot, pour ne pas prêter attention au murmure des pierres. Et notre tâche n'en était que plus facile. Mais nous avons échoué, messire Fulbert. Nous sommes incapables de lutter seuls contre l'Empire. »

Le Haut Paladin serra les dents ; tout son poids ne tenait plus que sur une jambe, et l'armure sur ses épaules n'avait jamais été aussi lourde.

« Pour l'heure, rattrapez cette Ase et protégez-la. Protégez-la, vous m'entendez ? Même s'il faut vous laisser dévorer par une meute de Changeants pour lui permettre de s'enfuir. Qui qu'elle soit, elle est importante. Comme vous. Vous êtes les seuls à pouvoir atteindre Mû. »

MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant