08. Mother

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Ce fut l'odeur de nourriture qui tira Kahu de sa torpeur et il peina à reprendre pied dans la réalité. Son bras, toujours plongé dans le bassin, était engourdi jusqu'à l'épaule et il avait la nuque raide d'avoir dormi dans une mauvaise position. En clignant plusieurs fois des yeux, il parvint à les humidifier suffisamment pour y voir un peu plus clair. Martha se trouvait devant lui, accroupie à sa hauteur, un sandwich appétissant à la main dont la bonne odeur fit gronder son estomac.

— Comment tu te sens ? demanda-t-elle avec sa douceur coutumière.

— Complètement courbaturé et endolori, mais rien de bien surprenant à ce stade. J'ai dormi longtemps ?

— Une dizaine de minutes, à peine un quart d'heure. Tu en avais besoin, après la journée qu'on a eue.

— Sans parler de tenir une épave à bout de bras, marmonna-t-il en roulant les épaules. Ou de tirer une pieuvre blessée vers la surface.

Lentement, avec une grimace d'inconfort, il se redressa pour s'asseoir un peu mieux, sans retirer sa main de l'eau. Alors seulement, il se tourna vers le bassin et sourit en voyant que Malaki se réveillait aussi. Il avait toujours l'air à moitié mort, mais au moins ses yeux s'ouvraient et parvenaient peu à peu à se focaliser. Gentiment, Kahu serra une dernière fois ses doigts dans les siens, puis le relâcha pour récupérer son bras et le plier plusieurs fois afin de rétablir la circulation à l'intérieur. Il imaginait déjà les courbatures qui l'attendaient le lendemain, mais ça en valait carrément la peine pour avoir le plaisir de croiser le sombre regard de Malaki, bien conscient.

— Je vous ai apporté à manger, indiqua Martha. Pour tous les deux. Un sandwich de crabe pour toi et de la soupe de poisson pour notre rescapé.

Kahu s'apprêtait à dire que Malaki n'était probablement pas en état de sortir la tête de l'eau mais la pieuvre le prit de court en se redressant précautionneusement dans le bassin pour percer la surface et prendre une pénible première inspiration d'air sec.

— Merci, bredouilla-t-il d'une voix rauque. 

— Comment est-ce que vous vous sentez ? l'interrogea Martha.

— Vivant... ce qui est déjà... un bon départ, j'imagine...

Il avait surtout l'air complètement perdu, son visage trop pâle marqué de cernes prononcées et ses yeux d'un violet très doux perdus dans le vague, hagards. Pour autant, il ne semblait pas particulièrement effrayé, ce qui indiquait une habitude du contact avec les humains.

— Vous revenez de loin, déclara-t-elle gentiment. Nous avons dû recoudre vos blessures les plus profondes, et mettre des strips et des pansements sur les autres. La transfusion est là pour vous aider à reconstituer le sang que vous avez perdu et j'ai préparé de la soupe de poisson pour vous redonner des forces. Attendez, ne forcez pas, Kahu va vous aider.

Parce que Malaki essayait maladroitement de s'asseoir sans s'empêtrer dans sa transfusion avec ses tentacules immobilisés, il était bien parti pour faire un énorme nœud et se blesser davantage. Avec la plus grande prudence, Kahu veilla à ce qu'il puisse s'asseoir correctement et confortablement, alors que Martha préparait la nourriture à côté. Si lui avait tendance à rassurer les gens avec son côté sauveteur professionnel, cette aura qui entourait généralement les pompiers et les secouristes, elle était pour sa part très maternelle et donnait l'impression de pouvoir effacer toutes vos angoisses. Cela fonctionnait en général très bien avec les enfants, et même avec le reste de l'équipe qui l'appelait parfois «Maman» pour rire.

À genoux auprès du bassin, elle tendit la gourde de soupe bien chaude à Malaki en s'assurant qu'il la tenait bien avant de la lâcher. Les bras de la pieuvre tremblaient, mais avec un peu d'aide il lui fut possible de manger sans renverser de soupe à côté. Même s'il était affamé et impatient de mordre dans son sandwich, Kahu veilla à le soutenir jusqu'à ce qu'il parvienne à boire sans aide.

— Nous sommes en route pour Odysseis, expliqua ensuite Martha. Tant que vous n'êtes pas guéri, vous n'êtes pas en état de voyager. Pour cette nuit, vous allez rester en observation dans le bassin hôpital avant que nous trouvions où vous installer pendant votre convalescence. Est-ce qu'il y a quelqu'un que vous souhaitez prévenir ?

— Ma... ma sœur. Elle vit... dans une colonie de Vanikoro.

— Je vais envoyer quelqu'un la prévenir, assura Kahu. L'ex de Caden vit là-bas avec son compagnon je crois. Ça facilitera les échanges de nouvelles en attendant que vous soyez guéri. Et quand vous serez suffisamment rétabli pour voyager, je vous y accompagnerai si vous le souhaitez. Ça fait une paye que je ne suis pas allé par là...

— Ça fait surtout une éternité que tu n'as pas pris de vacances, le réprimanda gentiment Martha avant de se tourner de nouveau vers Malaki. Vous êtes en sécurité ici, Kahu vous expliquera tout ce que vous voudrez savoir et vous pouvez m'appeler si jamais vous avez besoin de quoi que ce soit en son absence. Moi ou n'importe quel membre de l'équipe, d'ailleurs. Caden pilote le bateau pour le moment, et Davy et Mele nous suivent à bord de la Nausicaa mais n'hésitez surtout pas à appeler si besoin !

Ils avaient tous reçu une formation de base sur les soins aux sirènes, dispensée par Kahu avec l'aide de Berhan, dans l'éventualité où ils ne seraient pas disponibles, ni l'un ni l'autre. Techniquement, il n'y avait pas une grande différence d'avec les soins aux créatures marines ou aux humains, mais ils préféraient être prudents et préparés. Dans leur domaine d'activité, cela pouvait parfois faire toute la différence entre la vie et la mort.

— De toute manière, je reste ici, ajouta Kahu. Je ne vous quitte pas tant qu'on n'a pas atteint Odysseis, et même là-bas je vais probablement rester avec vous. Donc pas d'inquiétude à avoir de ce côté-là non plus, vous ne serez pas laissé seul dans un endroit inconnu, blessé et fatigué.

Les doux yeux violets de Malaki devinrent un peu humide alors qu'il reposait sa gourde de soupe pour les remercier sincèrement, et Kahu ne lâcha pas sa main. 

Odysseis (1&2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant