Fantôme

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Je me réveille doucement, blottit dans mon nid, dans une obscurité totale.
Je tends l' oreille. Aucun bruit.
Rien à penser, rien à agir.

Il est si facile de disparaître.  De ne plus être vue. Entendu.
Je ne fais plus aucun documents administratifs,  je ne vais plus chez le médecin, je n’ achète rien via internet, je ne vais plus sur les réseaux sociaux

Plus de courrier, ni numérique, ni papier.
Je suis totalement dépendant de ma famille.
Je ne coute pas bien cher! Quelques boîtes de nouilles instantanées par semaine

Fantôme, je deviens fantôme.
Fantôme parce que je disparais?
Fantôme parce qu’ on ne me voit pas?
Je ne comprends pas ce monde. Pourquoi m’ agiter dans une société qui n’ a aucun sens?
Ma génération hurle sur les anciens? Est ce qu’ on fait mieux? Je n’ en suis pas sûr.

J’ ai tellement aimé chanter.
Je me revois lors de ma première leçon de solfège.
Mon émerveillement en comprenant les liens entre ces petits symboles et les sons.
Mes doigts trop petits cavalaient sur les touches du piano.
J’ avalais mes leçons , avide, gourmand.
Je croyais être au summum du plaisir. Un professeur de chant avait fait irruption dans la salle de cours. Je chantais les notes pour mémoriser la prochaine partition. Il trouvait ma voix superbe.
Un nouveau défi. Une magnifique découverte. J’ étais aussi un instrument magique.
Mon premier concert. Soliste pour la fête de fin d'année du conservatoire. Je devais avoir sept ans.
Je tremblais de peur, seul devant cette immense foule. Au moins une cinquantaine de personnes.
Les premières notes de piano. Le regard de ma petite sœur dans les bras de ma mère.
Je me suis accroché à ce regard. Phare, bouée dans mon immense tempête. Le calme . La paix. Le vide. L’ air est entré dans mes poumons, je l’ ai repoussé avec mon ventre. Les petits symboles noirs dansaient . Je dansais avec eux. Pour la première fois, je suis devenu musique.
Je me suis réveillé sous une averse d’ applaudissements.

Pourquoi est-ce que je me souviens de cela?
Je devrais stopper mes pensées. La machine à souvenirs est lancée.
Les concerts, quatre par an. Pour ne pas perturber ma scolarité.
Là aussi, j’ aimais lire, compter, dessiner… tout aussi gourmand, j’ avalais deux années en une.
Huit ans en sixième, neuf en quatrième.
Les premières failles.
Trop petit. Je jouais encore aux billes, mes congénères pensaient filles, sorties, cinéma.
Cible de moqueries, seul dans un coin de la cour de récréation, je laissais la musique rebondir en moi.
Aria dramatiques ou joyeuses.
Que comprenais un gamin de 10 ans aux affres de l’ amour? De la mort? Je chantais. Point.
École à la maison. Une préceptrice vient chaque jour.
Je continue de passer mes examens haut la main.

12 ans, la philosophie. Autre rencontre. Le jeu des concepts, des idées… La Boétie, ce philosophe du moyen-âge fait tourner mes neurones de plus en plus vite. Il écrit  De la Servitude Volontaire à l'âge de seize ans. Il parle de soumissions, de choix, d’ obéissance, de liberté.  Me voilà presque anarchiste. Je me révolte.  Je ne veux plus ressembler à un garçon du dix neuvième siècle sur scène, je voudrais apprendre à faire du skateboard au lieu d’ aller aux cours de poterie, de suivre des conférences avec de vieux savants pontifiants.
Je surprends une conversation houleuse entre la préceptrice et mes parents. Elle parle de pression trop forte, de socialisation avec des jeunes de mon âge. La préceptrice disparaît de la maison, la Boétie aussi.

13 ans, ma voix commence à muer, ma gorge rippe entre les sons graves, les aiguës, la musique continue de danser malgré ma voix de fausset. Jusqu’ à ce qu’ un professeur stoppe mes leçons, mes concerts. Si je veux préserver ma voix, il faut la mettre en pause.
Drame. A quoi bon étudier si je n’ ai plus le chant?
Je pleure. Mes parents sont catastrophés. Je dois réussir mon bac. La fac est choisie.
Mon père trouve la solution.
Un télescope. Il me l’ offre pour Noël.
Le même émerveillement. Les étoiles dansent dans le ciel. Les leçons de chant sont remplacées par des cours d’ astronomie.
Une batterie vient  défouler ce grands corps de près adolescent,
Je frappe de toutes mes forces sur les caisses, les cymbales.

SortirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant