Adieu Alfred

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Anisha découpe furieusement. Plus de bavardages rieurs avec ses copines. Mélody lui manque.
Elle a passé l'été à lui lire des romances. Je les entendais rire depuis la cuisine. Alisha s’allongeait sur le banc, la tête sur les genoux de la vieille dame. Parfois, elle parlait son étrange langue gutturale. Mélody lui caressait les cheveux, en chantonnant.
Le découpage est rageusement froissé et les ciseaux volent vers la cheminée.
Je le ramasse, le lisse. Elle me fixe, tétanisée.

D’ ordinaire, les dentelles de papier représentent la vie des Alpes. Alfred et Anisha montrent leur vie quotidienne.
Les silhouettes noires se découpent sur la toile cirée rouge.

Des hommes avec des armes à feu, une femme allongée au sol, au mileu d’une maison en ruine tend un bébé vers une enfant qui fuit. Il y a d’ autres histoires sur la table.
Je m’ empare de l’un d’eux au hasard.
Sidération.

Anisha se lève, se sauve, je la rattrape.
Elle se débat.
Que dire ? Que lui dire ?
Moi qui déteste les contacts autres que mes très, très proches, je la bloque dans mes bras. Je retrouve le chantonnement de Mélody.
Je l'entraîne sur la berceuse, je retrouve les gestes doux et forts de Nathan.
– Anisha, je ne connais pas de mots pour te consoler.
Comment aurais-je la prétention d’oser te consoler ? Toi qui viens de l’ enfer. Je peux juste t’offrir un petit refuge.
Je te jure que l’ enfer n’ y reviendra jamais.

Et elle vomit, elle vomit des mots terribles. Elle expulse de sa gorge des horreurs inimaginables, elle me frappe la poitrine de ses poings, de sa rage, de son incommensurable souffrance…

Elle me parle des rizières et des villages en feu, de tortures, de survie, de massacres…
Alfred vient lui caresser le dos, en poussant la berceuse.
Non…il n’y a pas de mots pour la consoler .
Alors, je lui prête mon lapin bleu.

Elle souris entre ses larmes, le serre dans le creux de sa paume. Elle s’installe à califourchon sur mes cuisses, cale sa tête sous mon menton. Épuisée, elle s’endort, un hoquet secoue de temps en temps sa poitrine. Nathan, après son entraînement ,nous trouve blottis les uns contre les autres. Alfred assis sur la chaise basse, la tête contre mes genoux, Jade sur ses pieds.
Il ne pose pas de question, se contente d’envoyer un message.
Il allume la lampe à pétrole. Après le 15 août, la nuit tombe vite.

La moto de Simon.
Jade s'étire, Nathan relève Alfred. Simon caresse les cheveux d’ Anisha. Lui propose de rentrer à la maison. Lui aussi sait que les mots ne consolent pas.
Elle s’ accroche à lui, boué de sauvetage au milieu de cette tempête à la profondeur insondable.
Les deux motos s'éloignent .

Elle a pris mon lapin… je n’ ai plus mon lapin… il ne me quitte pas depuis des mois… mon lapin…
Je voudrais aussi recracher les mots, poser cette part de fardeau qu’ elle m’ a laissé en garde. Hélas, il ne m’ appartiennent pas. Je sens confusément que mon silence est le garant de son futur mieux être.
Je veux mon lapin…
Je n’ ai pas vu le temps passer. Alfred vient chercher son bisou du soir.
Catherine et Tom s'installent dans la cache. Ils assureront la veille cette nuit.
Nathan me soulève. On va dormir dans l’ ancienne chambre d’Alfred, à l'étage.

Une joue se pose entre mes omoplates.
– Merci Joshua.
Elle me tend le lapin. Elle lui a confectionné un petit coussin, un minuscule sac de couchage vert et or, où il fait  bon dormir. Mon lapin bleu est content.

Les cahiers de vacances, les copines, les copains refont le monde sur la terrasse.
J’ épluche des carottes du jardin en surveillant Alfred qui trie  une salade à sa façon, la réduisant en charpie.
Un garçon dégingandé, plein de boutons purulents sur le visage, triture sa longue manche en face de moi.
Lui non plus n'a pas de mots.

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