Sortir

Alfred

Je tourne et retourne la petite boite octogonale, le léger bruit à l'intérieur m’intrigue.
Mama a fabriqué le couvercle avec 8 triangles, deux essences de bois, quatres très clairs, quatre sombres.
Elle me fait penser à nous deux.
Sa peau sombre contre ma peau claire.
Mon esprit torturé contre sa simplicité limpide. Il me manque.
Son effluve délicate m'envahit, un ruisseau clair coule dans une prairie en fleurs.
Mon souffle se coupe. Au fond de la boîte repose un œil de verre et une minuscule oreille bleue.
Je me souviens de la colère de Toussaint, de sa frustration, j’ avais accepté son invitation à dîner pour notre  anniversaire de rencontre . Connaissant son côté fleur bleu, il devait y avoir des bougies et des plats délicieux, probablement un petit cadeau comme il aimait en faire, un bouquet…
Et je lui ai dit non ! Je me souviens, j’ avais Anisha en ligne, je venais de faire le lien entre elle et Selim.
J’ aurai pû remettre la discussion à plus tard, Anisha me l’ a proposé, a insisté. Je n’ ai rien voulu entendre. Je ne suis qu’un égoïste. Je comprends son chagrin, sa révolte.
Il est où le lapin ? Ma mémoire visuelle le situe, dans la cache, sous l’ oreiller. Je n’ ai pas eu besoin de lui depuis plusieurs jours ? Je vais le chercher.

Il a trié les cahiers . Je prends le premier sur le premier tas. Une jolie écriture avec des pleins et des déliés à l’ encre violette.
Cahier de géographie. Certificat d’ étude. Alfred Fèvre.

Octobre. Les relevés météo, jour après jour. Je feuillette. Le premier jour de gel ; avril, la première volée d' hirondelles… il a fait ça toute sa vie. Du jardinage aussi. La première graine, les dates de foires… les temps de pousse…le premier crocus, la dernière colchique…
Mon cerveau y voit une vraie mine. Quasiment soixante dix ans d’informations sur la vie de la nature au Prieuré.
J’ arrive au dernier, je remarque plusieurs post it.
Alfred m’ a rangé dans son cahier de jardinage.
Entre il n’ y a plus d’hirondelles et cinq millimètres de pluie , en mai, je trouve : “mon Joshua coupe les herbes sèches. Il devient beau.”
Un peu plus loin : “Joshua vient de découvrir le jardin des simples. Il se repose au soleil. Je n’ ose plus regarder ce ventre qui brunit au soleil.”
Je me souviens de ce jour-là, de notre bonheur. De la tendresse de son regard.
La dernière phrase est pour moi. Elle me frappe en plein cœur.
“Dieu, que j’ aime cet homme.”

Un autre petit tas.
Cahier de rédactions.
Les sujets sont en lien avec la nature, le respect des autres, un très joli texte sur le thème : décrivez la personne que vous admirez le plus. Amédée bien sûr.
Puis son certificat d’ étude. Avec les palmes ? Une équivalence avec nos mentions actuelles. Je me rengorges, fier de lui.
” Pépé m' a offert sa montre. Celle d’ Ancien Combattant.”

Un post it de la plume caractéristique de Toussaint.
Son premier jour de travail, apprenti .

“Nous étions cinq jeunes. Les garçons au nombre de quatre devaient balayer les établis des ouvriers. La fille s’ appelle Lucie. Je la trouve jolie. Elle fait le ménage du réfectoire, des cabinets. Elle est gentille.
En arrivant à la maison pépé Amédée et mémé avaient préparer un grand bac d’eau en plus pour moi. J’ étais noir de poussière de métal des pieds à la tête. Maman a préparé mon plat préféré. Des diots. Maintenant, comme papa, j’ ai droit à la part du travailleur. Un diot entier. Pépé veut installer une vraie salle de bain.”

Il a rencontré Lucie à l’usine ?
Un autre passage, un peu plus loin.

“Pépé m’ a dit : Toi avec ton certificat, tu dois pouvoir m’ aider . Je me fais vieux. Il a sorti les livres de compte. Papa ne s’y intéresse pas. Il n’ aime pas l’ Hospice. Il préférerait vivre avec sa mère, en ville. Je n’aime pas Grand Maman Victorine. Elle pue le parfum à la violette. Ma mémé sent les gauffres et la peinture. Papa ne veut pas que je l’ appelle mémé. Pour lui, ce n'est qu’une moins que rien. Une servante qui a épousé Pépé pour l’ argent. Maman me fait toujours signe de me taire.”