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Samuel est d’une humeur de chien.
Toussaint a encore découché.
Il ne comprend pas .
Toussaint est ainsi. Il peut passer des jours et des nuits à créer. Heureusement, sa mère lui apporte ses repas, il en oublie de manger.
Au début, je ne comprenais pas. Tard, j’entendais la porte cochère se fermer, puis son pas vif sur les pavés. Il aime la nuit. Il peut errer des heures pour rentrer à l’ aube.
Il s’endort au petit matin.
De ses errances, il ramène des histoires, des dessins. Chacun de ses chapeaux raconte une de ces aventures un peu folle glanée au détours d’une devanture, d’un croisement.
Pour l’instant, il arpente la neige, la tâte, la goûte.
Il a besoin de grands espaces nocturnes où laisser dériver son imagination.
J’ ai compris hier . Au fond de la salle, de pleines brassées d’ étoffes blanches s'empilent pêle-mêle.
Sur le mur, il a commencé à coller des photos, des croquis. Des traces de ski voisinent avec un chamois , des épicéas . Plusieurs toits enneigés de fermes, d'églises, du Prieuré, la tour de la lanterne illuminée de l'hermitage, le cèdre au bord du mur.
Il a commencé à copier les circonvolutions du portail.
Le lourd fer forgé de la photo commence a ressembler à une délicate dentelle.
   Les couleurs vives d’un deltaplane éclaboussent une ligne d’horizon bleuté.
Il va peu dormir, le désir l’ abandonne. Dans ces moments- là, il me fait penser à un archer, seule sa cible compte. Il va s’immerger dans tout ce blanc.
Je me souviens de ce jour où, après ma course du matin, je l’ ai trouvé endormi dans son fouillis vermillon.
La peau noire de son visage paisible soulignée par les différents rouges, les différentes  matières.
Il avait ouvert les yeux , ajoutant l’or vibrant au tableau.
J’avais juste eu le temps d’immortaliser cet instant magique avant qu’il ne bondisse dans mes bras.

Je m’inquiète un peu pour les trajets. Il pourrait glisser dans une ravine comme Alfred. Je vais lui demander de me laisser de petits messages.

Quand on parle du loup… Il rentre , trempé, son sourire illumine la pièce. Il a un sac plein d’ écorces, d’ herbes roussis par le froid. Il me montre un bouquet de délicats bourgeons verts pâles. Pas étonnant qu’il soit mouillé, ces petits bourgeons apparaissent avant la fin de l’hiver, au fond de la combe, à l’ abri du gel.
Je ressens une immense bouffée de tendresse.
Nathan le gronde gentiment, lui donne l’ordre d’aller prendre une douche chaude, de se changer. Et surtout de prévenir chaque fois qu’il part en expédition. La montagne si belle peut aussi être une traîtresse.
J’ai une autre bouffée de tendresse pour mon géant si doux, si prévenant.

Hélas, l’instant de bonheur reste trop bref.
Le reste de l'équipe arrive. Béatrice et sa batterie d'ordinateurs. Selim fait la tête pour ne pas changer. Guilhem et Anisha. Ses pères l’ont empaquetés : écharpe, grosse doudoune, bonnet, gros gants.
La juge, soucieuse, réclame notre attention.
Les informaticiens ont réussi à décoder un message. Une imprudence. Ils ont utilisé un ancien compte.  Une vente aux enchères va avoir lieu.
Samuel sort les dossiers d’enquêtes, mes diagrammes, mes gribouillis.
J’ ai beau scruter. Rien ne vient, si ce n’est cette petite alarme.
La juge propose aux plus jeunes d'échanger leurs souvenirs.
Une autre alarme. Évidente. Mon oreille absolue se souvient des intonations d’Anisha racontant son histoire à ma grand-mère.
Pourraient-ils échanger dans leur langue ? Ensuite,on utilisera un traducteur .
Je leur propose de se souvenir des choses agréables, des bons moments, des bonnes personnes.
Le démon peut se dissimuler au milieu des anges.
Ce n’est qu’une vague intuition.
Selim, grâce à  son extrême violence connaît certainement cette personne. Il a peut-être été son garde du corps.
Je vais chercher de grandes feuilles de papier à l’ étage.
Je caresse les classeurs aux passages.
L’ alarme retentit. Je passe à côté d’un truc.

Anisha et Selim racontent. J’ écoute la musique des mots. J’entends plusieurs fois un son. Un prénom ?
Ce sera le chiffre 1, dans une bulle.
Je trie les sons.
Simultanément, je parcours les derniers dossiers.
Samuel s'ennuie, Marilys lit la traduction simultanée.
Béatrice se penche sur mes feuilles.
– Ho, je crois comprendre.
Ses doigts suivent mes cercles, mes lignes, mes symboles.
– Tu ne vas pas en ligne droite. Je vais faire une analogie.
Quand je regarde cette table, je vois les objets un par un.
Ton bol, tes crayons, la cafetière…
Toi, tu vois tout ensemble, de façon globale.
C’est  comme ça que tu procèdes. Nous suivons une piste. Tu en suis plusieurs à la fois
Je glisse au sol. J’ ai besoin de place.
–Tu places des inconnus comme en math.
Je dessine mes bulles. Je les change de place sur une autre feuille. Un autre paquet de documents vient de tomber sous mes yeux. Une voiture démarre.  Je n’ai pas entendu le gendarme l’ apporter.
Je commence à plonger dans ma transe.
Un main me tend la traduction sommaire de la discussion.
Parfois j’ entend un sanglot, parfois un rire.
– Je crois que je peux t’ aider.
Le parfum de Béatrice m’ entoure.
– Samuel, on doit trier pour lui.
– On trie quoi ?
– Là tu vois, c’est le 1, les bulles de couleurs sont les lieux, les autres chiffres correspondent aux personnes déjà arrêtées.
Joshua, donne nous la correspondance chiffres/ personnes. Je ne comprends pas les autres symboles.
Je grogne.
– Les sons.
– Il fait comment pour recouper ?
– Un peu comme un chef d’orchestre, d’abord il convertit les informations en symbole. Tu vois une note correspond à un son; puis il réunit les différentes parties. D’abord il ne connaît pas les liens, mais il sait que chaque partition, de chaque mucisien fait partie de l'œuvre.
Vous voyez, le un interagit de plus en plus avec les autres donnés.
– Mais on a toujours pas son identité.
– Chutttt… taisons nous.
Ils m’ agacent à parler autant. Les feuilles arrivent classées, je les éparpille, elles reviennent dans un autre ordre.
– Joshua, se serait plus simple pour moi d’être prêt de toi.Tu serais d’ accord ?
Mme la juge, regardez, cette sonorité revient souvent.
Une autre alarme, dans une autre histoire. Je dois suivre cette alarme. Elle est importante.
Non, je dois revenir ici, absolument.
Je prends une autre feuille. Je dessine un point d’interrogation. Je la repousse.
– Une autre histoire ?
– Mmmm…
Elle me comprend si vite. J’entends le cliquetis régulier des touches.
– Je recopie pour donner à manger à mon logiciel.
Je me perds je ne sais où. Ces enfants ont froid. Ils ne sont pas loin.
– Tiens, bois ta soupe.
La voix de Nathan. Je me raccroche à son timbre.
Une pile de vinyls atterrit près de moi.
Je choisis. Je lui souris.
– Alfred lui mettait de la musique, à fond.
Les premières notes de l’ouverture de Guillaume Tell emplissent la cuisine. J’ai enfin un support stable. Je vais devenir fou. Tout s’entrechoque.
Vite, il faut aller vite. Mes feuilles s’envolent. Ce n’est pas ça. J’ ai un truc, un truc, un truc, un truc, un truc….
Deux bras me soulèvent.
– Viens près de la fenêtre. Ne panique pas. Respire.
Guilhem.
– J’ai fait réchauffer ton bol.
J’ ai tracé de grandes spirales noires, la feuille est déchirée, je tourne en rond…
– j’ai un truc, un truc, un truc…j’ ai vu un truc…
– Joshua, viens.
Il me traîne près de la fenêtre ouverte.
On doit être samedi. Nathan ne travaille pas le samedi. J'entends un bruit de ciseau.
– Mme la juge, ce serait plus simple de découper votre papier.
Ils jouent tous sur l’ esplanade. Une bataille de boules de neige.
Toussaint veut sauter sur Nathan qui l’ esquive. Il tombe en riant dans une congère, agite les bras, les jambes , dessine un ange. Noir sur blanc. Noir sur blanc. Un démon déguisé en ange.
Noir sur blanc. Les ciseaux. Les ciseaux, noir sur blanc.
Je grimpe à l’ étage. Je m’empare du classeur de découpages d’ Anisha . Une fois terminé, Alfred les pose sur un papier blanc. Le moindre relief ressort, noir sur blanc.
Je choisis une page. Je la leur montre. Avec le chiffre 1.
– Un démon déguisé en ange ?
Anisha saisit la première.
Ses yeux s'écarquillent.
Elle hurle un non, se réfugie sous le blouson de Guilhem, Revient vers mes diagrammes. Une femme.

SortirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant