Anorexie ?

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Toussaint

Traverser le village, passer la cluse, serpenter encore un peu sur l’ étroite route sinueuse.
J’ ai menti à Joshua. Samuel ne m’ attends pas à la gare.
Une dernière halte chez mes deux pères. Comment les appeler autrement après ces quelques jours abominables ?
Je venais de replacer le minuscule carnet dans sa cachette lorsque Joshua m’ a surpris.
J’ avais lu le journal d’ Alfred, ses interrogations, ses manœuvres pour obliger Joshua à sortir, je savais qu’il le surveillait, je n’ ai qu’ à eu chercher un peu…
Mama m’ a menti. Encore maintenant, ce n’est pas possible, pas possible à croire, à intégrer. Je n’ ai aucun souvenir de ma vie d’ avant. Pourtant, j’ avais environ cinq ans au moment des massacres. Je ne digère pas ses mensonges.
Lorsque je l’ ai appelé, rageur, elle m’ a proposé une visio le lendemain.
Les deux hommes m’ ont entouré, me laissant m' effondrer, tout en me soutenant.
Dans la nuit, Mick m’ a conduit dans leur grand lit. J’ ai pleurer entre leurs bras.
Mama était entourée de mes frères et de mes sœurs.
En grands apparats. Une des obligations de Mama, nous devons porter des vêtements dignes dans les grandes occasions. Mon père ne se sentait pas concerné.
Elle était ethnologue. Mama ethnologue ? Je ne connaissais que la sorcière de la cité, arrondissant les fins de mois en faisant des ménages nocturnes dans des bureaux administratifs.
Elle étudiait les rituels de certaines tribus lorsque les massacres ont commencé. Elle a juste eu le temps de guider les enfants hors de l’ école. Ils étaient 18, trois filles étaient venues avec leurs petits frères.
Elle savait où aller, la mission protestante à quarante kilomètres environ. Cela leur avait pris des jours à travers la jungle, les routes étaient jonchées de cadavres, des hutus ivres chassaient le moindre tutsis.
Affamée, elle avait rejoint un village. Désert. Sur la place, un énorme amas de corps en putréfaction avait soudain pris vie. Elle m’ avait vu, le crâne à nu,avec mes yeux dorés, couvert de sang au milieu de ces cadavres pourrissants. Impensable pour elle de marcher sur ces corps. Alors, elle m’ avait ordonné de sauter.
Elle reparle d’intervention divine, car quelques minutes après je plongeais dans le coma. D’après les médecins, après le coup de machette, je devais être déjà dans ce coma, protégé par les cadavres,ne me réveillant que le temps de rejoindre Mama. C’est Dieu qui t’ a réveillé, c’est lui qui m’ a guidé jusqu’à toi.
Après encore deux jours d’effort, ils sont arrivés à la mission. Un peloton de l’ armée française procédait à l'évacuation des occidentaux. Une heure plus tard, plus personne ne se trouvait dans la mission. Là encore, la main de Dieu…
Porté par le grand capitaine brun, je m’ étais de nouveau éveillé. Il ne m’ avait plus lâché jusqu’à l’ avion. Un médecin avait recousu mon scalp, à vif. Deux jours de voyages en camions militaires, à ramasser des réfugiés, à en laisser la plupart sur le bas-côté. Je m’étais rétablie très vite. La peur au ventre d’ être renvoyé dans ce charnier, elle m’ avait ordonné de faire jouer la pitié des blancs.
Elle avait essayé plusieurs fois de m’ en parler, sans y parvenir.
La vie reprenait son cours, un mariage heureux, des enfants en bonne santé, lui avait fait croire qu’il serait possible de ne plus y penser. C'était sans compter les cauchemars. Ce moment terrible où des bras et des jambes pourris bougeaient pour laisser apparaître deux yeux d’or.
Ces yeux d’or signes de malheur dans la tribu de son mari. Il m’ avait accepté, pas plus, s’entourant d’amulettes pour se protéger du mauvais sort. Elle avait demander un logement  au modiste. Un jour où l’ autre, il m’ aurait chassé.

Mick s’était reconnu. Lui aussi fait encore des cauchemars sur cette période de sa vie.
J’ ai dormi entre eux encore deux jours. J’ ai vérifié l’histoire en rasant mes tresses. Pourquoi m’ a t elle menti ? Pourquoi nous interdire de mentir ? Surtout à moi , Philippe parle de choc traumatique, de sidération.

J’ ai partagé avec eux mes doutes, mes découvertes à propos de notre couple.
Ce serait encore un mensonge. Il aime profondément Nathan, je confirme l’ opinion de Mick sur les sentiments d’ Alfred.
Ma décision prise, j’ ai trouvé le portail fermé.
Anisha nous a tous prévenus dès qu’il lui a ouvert.
Mon cœur est tombé en miette sur la pierre de l’ âtre. Lorsque Nathan est entré, il s’ est rapidement dégagé de notre étreinte, me poussant loin de lui.
A cet instant, j’ai su avoir pris la bonne décision.
Je ne veux pas me souvenir de nos dernières heures ensemble. Plus tard. Un cœur brisé fait si mal !
Les grands bras de Mick m’ enlace, je m’ accroche à sa chemise. Je peux enfin pleurer.
– Mon petit, mon tout petit..
Les mêmes mots que Mama.
Il rempli ma voiture de conserves maison, de fruits, un sac à dos avec ce dont j’ aurais éventuellement besoin pour le trajet,  un casse-croûte, de l’ eau ; je leur promet au moins dix fois de les appeler sur le parcours, en arrivant, de m’ arrêter toutes les deux heures.
Je les rassure. Je vais prendre le chemin des écoliers, prendre le temps de m’ arrêter dans de petits hôtels, je ne me sens pas prêt à rentrer.
– Attends , j’ ai trouvé ça, je ne sais pas si c’est bien , enfin j’espère que tu pourras t’en servir.
Il me tend un carnet de croquis avec une inscription: souvenir de voyage, et une boîte de crayons de couleurs, des aquarelles, un jeu de pinceaux.
Philippe enfonce un bonnet bariolé avec un énorme pompon sur mon crâne, enroule une écharpe autour de mon cou.
– Ne prends pas froid.
– Sois prudent.
Les mots simples de la tendresse ordinaires, si précieux.
Ils commencent à recoller deux miettes de ce cœur brisé.
J’ ai une dernière image dans mon rétroviseur: tout les deux, enlacés, agitant leurs mains.
Voilà, Mama avait raison, j’ ai trouvé deux papas.

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