Débloquer.

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Je relance les horloges. La journée peut commencer avec
mes rituels, mes habitudes. Je récupère mon téléphone. Hors de question de dormir avec.
Une rafale de notification m’interpelle.
Je m’ étouffe avec mon café : des messages de Nathan. Il me demande si je vais bien, me souhaite bonne nuit, bonjour, à tout à l’heure.
Il m’ a débloqué !
Une main tendre et froide me caresse le visage.
– Tu veux bien me dire pourquoi tu pleures ?
– Je….je… Nathan… il m’ a débloqué.
Je lui montre mon natel, les messages, je suis ému au-delà de mon imagination.
– Qu’est ce que tu attends ? Vas le rejoindre.

La sensation de froid me ramène à lui, je le trouve fatigué, les traits tirés, la peau grise. Toussaint travaille comme un forcené, nourrissant son tableau d’ inspiration, modifiant encore et encore la place des photos; des croquis commencent à fleurir sur tous les murs. Jusqu’à quel point sommes-nous semblables ?
Il me tend mes vêtements chauds, enfonce mon bonnet à led sur le crâne. Les gestes sont doux et fermes, je lace mes chaussures. Je suis sur le perron, la porte se ferme doucement derrière moi.
Je regarde la nuit, la lune encore ronde éclaire le ciel. Je m’ élance.

Je vois la petite lumière de sa frontale serpenter dans la pente, apparaître puis disparaître dans les sapins. Soudain ,il est là. Mes poumons se bloquent, s’ouvrent.
– Merci.
La lampe éclaire le haut de son visage, souligne le sourire clair des yeux, les ridules, les pommettes rondes, la bouche pulpeuse. J’ ai envie…j’ ai envie…
–Mmmmm…. Tu as bien dormi ?
– Oui, la nuit, j'éteins mon natel et je le laisse en bas. Sinon, j’ ai mal à la tête.
– J’ ai compris beaucoup de tes comportements hier au soir.
Que lui répondre?
– Excuse moi.
– Mais de quoi ?
– Je te trouvais un côté enfant gâté, instable, manipulateur.
……
–Alors que tu vois le monde différemment, que tu traites les informations autrement.
Les mots durs rebondissent dans tous mes atomes, vont au cœur de mon cœur.  Je me plis en deux, terrassée par une violente douleur au ventre. Je me revois attendant d’être nourrit, choyer,sans effort, exigent. Je me revois bombarder la voiture de Nathan sur une simple supposition. Je me revois filer dans ma cache, boudeur, sans donner d’ explications. Il a fallu toute l'ingéniosité et l’ amour d’ Alfred.

Je tombe à genoux dans la neige glacée.
Je me revois chercher des techniques auprès d’ Anisha, calculer les bons moments, les bons gestes, ses zones érogènes, faire semblant. Je me souviens à quel point il était réticent au début. Je revois mon minable scénario.
- Pardon, pardon, pardon…
Mon désolée de l’ autre jour me paraît si dérisoire.
– Tu as raison, je t’ai manipulé, j’ ai abusé de toi…
- Relève toi. Tu vas prendre froid.
On termine notre parcours. Je ne me résous pas à le quitter sans un mot.
– Nathan….
Deux grands bras musclés me compriment contre la large poitrine, une main descend vers  mes reins, l’ autre bloque ma nuque dans le creux de son cou.
Pieds contre pieds, cuisses contre cuisses, bassins imbriqués, ventres soudés, poitrines accolées, je voudrais me fondre en lui tout en me laissant bercer. L'étreinte se relâche, je ressens un arrachement, une brûlure de toute ma peau, la sensation d'être écorché loin de lui. Ses deux pouces gantés essuient mes larmes. Je pleure ? Je pleure.
Il repousse mon bonnet en arrière, appuie ses lèvres fraîches et bouillantes au centre de mon front, à la racine de mon nez. Un violent frisson me secoue. Il m’ éloigne de lui. Trop tôt, trop loin, j’ ai froid.
– Rentre vite, prends une douche bien chaude pour te réchauffer.
Sa lampe éclaire le chemin par intermittence, il est parti.

Aurélie aligne les grands bols de faïence sur la table.
Son arthrose l’empêche de dormir, elle s’inquiète pour Toussaint. Il veille tard et il faudrait peut-être trouver un tapis pour le protéger du froid d’en bas. Sa collection va être magnifique.
Il lui fait un grand sourire, un bisou sur la joue parcheminée.
J’avance en mode automatique, dans un épais brouillard.
Les autres vont arriver, je change de point de vue, ce n’ est pas un caprice, j’ ai besoin, je ne sais pas…Leurs agitations me stimulent trop, m’ épuisent,je vois, j’entends tout ce qui se passe, se dit, trop de tout.
J’entends vaguement Cindy m’ annoncer son départ vers le village, avec Paul.
– Joshua, tu as un endroit calme ?
On a envahi ta maison, ton espace.
Beatrice. Je la remercie, je m’ entends lui demander si elle veut bien devenir une amie. J’ aime son rire léger.
J’ enfile les sabots, la pèlerine. La neige fond un peu.
Je bourre le poêle de masse, il va bientôt faire bon chaud dans mon atelier.
Je reprends mon ouvrage là où je l’ avais laissé, des années auparavant. Des gestes mécaniques , fait et refait. Cette répétition paisible, ce lien avec le passé m’ apaise. Le brouillard se dissipe, lambeau de pensées après lambeau de pensées. Un bruit léger, régulier rythme mes mouvements, ce son familier me donne accès au calme intérieur.
Toussaint ronfle doucement dans le fauteuil d’ Al…. Non.. dans le fauteuil près du poêle, emmaillotés dans  nos deux pèlerines.
Après avoir secouer l’édredon jaune d’or, je le redresse un peu, lui enlève les manteaux, deux yeux d’ambre flou me fixent. Il se rendort, bien emmitouflé dans le siège en position allongée. Le très léger ronflement reprend.
Ce bruit, ce petit pfff quand il expire m’ a souvent rassuré dans mes longues nuits d'insomnie.
Mon gardien, mes deux gardiens, toujours présents, toujours attentionnés.
Qu’ est ce que je leur ai offert en échange ?
Ce premier Noël, en pleine dépression, un médecin pressé par sa vie, m’ avait offert sans le savoir une porte de sortie, une boîte de petits comprimés blancs, bien inoffensifs en apparence. Je les avais jeté en l'entendant me lire l’ article sur Nathan, le rendant présent par sa description, ses commentaires.
Au milieu de la nuit, j’ avais entendu une série de frottements légers, puis, au bout d’un moment , ce léger pffff…
Le lendemain, je découvrais un tapis de yoga, un petit oreiller, une fine couverture polaire bien dissimulée sous une étagère. J’ ai acheté un radiateur soufflant.
Même fâché, lorsqu’il me hurlait “Rien à faire, je vais à l’ hôtel”, de retour de ses errances nocturnes, il déroulait le tapis et j’ entendais ce petit pfff…
Il partageait ses repas, ses rêves, sa joie sans compter.
En échange, je l’utilisais pour satisfaire ma curiosité.
J’ ai honte de mon comportement. Je me rappelle de mon inspection détaillée lors de ses retours de l’ hôtel, avec Samuel.
C’est un homme pudique, mal à l’ aise avec son corps. Au début de notre histoire, il se relevait pour enfiler un pyjama. Je l’ ai rarement vu nu dans mon loft. Il sort tout habillé de la salle de bain.
De fines gouttes de transpiration brillent sur son front, il tousse un peu, pour ne pas me gêner, il travaille dans cette pièce mal isolée.
Une main se pose sur mon épaule.
– Je vous ai apporté le déjeuner. Du ragoût.
Mick porte un panier, il pose une marmite sur le poêle. Inquiet, il ajuste l’ édredon sous le cou de Toussaint.

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