6. Vlad

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Le soir, je m'étais connectée sur le site dès 20 heures. Je ne voulais rater sous aucun prétexte mon mystérieux nouvel ami. Je restais hantée par la singulière demande qu'il m'avait faite. Que je partage avec lui mes dialogues avec d'autres tchatteurs. Et il fallait impérativement que je choisisse bien. Pour lui plaire. 

Je m'étais donc lancée dans une exploration attentive de la liste des connectés, guettant évidemment aussi l'arrivée de Vlad. En même temps, je me demandais si tout ceci était bien réel, si cette espèce de connexion immédiate que j'avais éprouvée n'était pas le fruit de mon imagination, qui aurait reconstruit les émotions de cette soirée.

J'étais aussi tourmentée par des idées épouvantables : et si ce n'était pas réciproque ? Et si cet homme n'était pas ce qu'il semblait être ? Et s'il n'était qu'un vieux dégueulasse de 63 ans, comme l'avait dit Célia en plaisantant ? Et si je me faisais juste manipuler comme une gamine ? Ou si j'étais pour lui, l'idée était hélas plausible, l'équivalent des types qu'on chauffait avec Célia ? Même si, comme je l'avais dit à mon amie, son aspect physique m'apparaissait comme secondaire, il fallait que je fasse en sorte de lui extorquer une photo, pour être parfaitement sûre. Evidemment, cet aspect résidait aussi sur la confiance en sa bonne foi. Nous étions capables de retrouver assez facilement si la photo avait été empruntée quelque part sur internet - et les photos de mannequin grossièrement réutilisées pullulaient sur Tchatmania - mais si l'image paraissait suffisamment non-professionnelle, si elle fleurait assez l'authenticité, il était difficile de mettre en doute la sincérité de la personne.

C'était avec fébrilité et impatience que je faisais défiler les pseudos, et que j'amorçais des conversations par-ci par-là. Je retrouvais quelques garçons avec lesquels j'avais déjà discuté. Deux "vite-faits" dont je m'étais joué quelques semaines plus tôt, et un jeune médecin relativement intéressant rencontré deux jours auparavant. Un certain Bertrand, DrHouse sur le site. Je pensais que pour Vlad, il me fallait sélectionner un tchatteur à la hauteur, avec une expression capable d'excéder trois mots par phrase, une orthographe convenable, bien entendu - ce critère avait toujours été un de mes moyens de sélection de base - et surtout des choses à dire. J'étais malgré tout dans l'attente, et mes discussions se faisaient distraites, fades, sans aucune saveur. Je m'étais dit un instant, de façon tout à fait irrationnelle, que depuis Vlad, toutes les autres conversations me paraîtraient insipides.

Cette attente devenait de plus en plus intolérable. Il était déjà 22 heures 30 et je surmontais mon angoisse en papillonnant d'un tchatteur à l'autre, ne répliquant que par des phrases stéréotypées et ternes. La boule que j'avais au creux de l'estomac se nourrissait à la fois de mon inquiétude - et s'il ne venait pas ? - et de mon impatience de retrouver cette sensation d'enivrement, cette impression de vertige, ce trouble voluptueux que j'avais ressenti la veille, et qui au final ne m'avait pas véritablement quittée depuis.

Je m'étais préparé une grande théière de chung hao, un délicieux thé vert au jasmin dont la suavité du parfum fleuri agaçait déjà doucement mes sens. Et tandis que je me versais une quatrième tasse, une notification m'avait avertie qu'un contact récent venait de se connecter. J'avais cliqué anxieusement sur l'icône, et le mot Vlad était apparu. Devais-je faire le premier pas et le contacter ? Attendre qu'il s'adresse à moi ?

Vlad : Bonsoir ma douce amie.

Mon cœur s'était mis à battre frénétiquement.

Circé : Bonsoir...

Vlad : J'ai beaucoup pensé à vous aujourd'hui. Ma chère Circé.

Circé : Ah oui ? Je suis donc inoubliable ! Tu ne crains pas que je t'aie ensorcelé avec l'un de mes filtres de sorcière ?

Vlad : Et toi aussi, tu as pensé à moi.

Circé : Qu'est ce qui te fait dire ça ?

Vlad : J'espère que tu as bien travaillé. Et que tu vas me présenter un de tes tchatteurs.

Circé : On verra. D'abord je voudrais bien que tu me montres une photo de toi. J'aime bien savoir à qui je m'adresse.

Vlad : Une simple photo te permet de savoir à qui tu t'adresses ? Mais ma chérie, vous êtes une grande magicienne ! De cela je ne me doutais pas... J'ai décidément bien choisi.

Je me rendais compte de la maladresse de ce que j'écrivais, et passer pour une idiote me mortifiait cruellement. Et en même temps, l'esprit de mon interlocuteur me charmait sans équivoque.

Circé : Tu sais très bien ce que je veux dire. Je veux au moins savoir si tu n'es pas un vieux dégueulasse de 63 ans, avec un maillot de corps couvert de résidus d'omelette en haut et de sperme séché en bas !

Vlad : Rires. Tu es décidément charmante. Que crois-tu que je suis ?

Au fond, je n'en savais rien. Cette question me déstabilisait plus que je ne m'y serais attendue, et je n'avais pu que riposter avec des termes empruntés à mes lectures romanesques.

Circé : Un raisonneur, un fat, un empoisonneur !!!

Vlad : Rires. Oui, un peu de tout ça, sans doute. Mais bien plus encore. Tu apprendras. Tu as déjà compris des choses.

Circé : Alors, cette photo ?

Vlad : Tu l'auras. Ce soir.

Circé : Vraiment ? Je pensais que j'allais devoir batailler plus que ça.

Vlad : Tu vas devoir me montrer tes vilains petits secrets d'ensorceleuse. Je veux voir tes correspondants se transformer en porcs. Je veux voir quels tours tu leur joues, avec quels brouets tu les captives, comment tu tires leur jus de leurs sexes obscènes.

La dureté de cette dernière réflexion m'avait brutalement frappée. Pendant un instant, j'avais imaginé le regard de Vlad derrière son écran, un regard noir et inflexible. Cette pensée m'avait traversée comme un coup de poignard, mais aussi comme une étreinte, comme une pénétration violente et profonde.

J'allais lui obéir et lui donner ce qu'il attendait de moi. Je le lui devais.





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