39 : Santa muerte

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Je n'avais quasiment pas pu fermer l'œil de la nuit. Je me remémorais en boucle les mots d'Axel, je cherchais leur intention, je reconstruisais leur sens. Je me repaissais de la douceur de certains mots, et m'inquiétais du danger que d'autres mentionnaient. Je me posais mille questions sur les avertissements étranges à la fin de son message. Je n'étais pas en sécurité à Tours ? Mais pourquoi ? Stanis ? J'anticipais aussi la journée du lendemain, la rencontre, la soirée, la nuit... Je n'avais sombré qu'au petit matin, un sommeil léger, des rêves effacés, à peine une somnolence. Au réveil, contrairement à mon habitude, j'avais ingurgité un café très noir, un jus d'orange et une dose massive de céréales. J'étais fatiguée, mais bien éveillée. Inquiète mais impatiente. Fébrile mais avide. Je voulais prendre le temps de me préparer. Passer des heures dans ma salle de bains. Préparer un sac de voyage, choisir les vêtements que je porterais en dehors de la soirée, choisir mes dessous, bien sûr, prévoir mon maquillage, ne pas oublier mon parfum... Je voulais être parfaite.

La sonnerie de mon portable m'avait arrachée à mes préparatifs. J'espérais Célia, mais c'était Julien. Il était rare qu'il m'appelle, préférant les mails ou les textos. Avec un certaine irritation , mêlée à une forme d'appréhension, j'avais malgré tout décroché.

"Jeanne, ramène-toi. Il s'est passé un truc à la chapelle. C'est complètement dingue. C'est terrible. 

- Quoi ? Quel truc ? Explique ! Je n'ai pas beaucoup de temps aujourd'hui !"

Il était dans un tel état d'excitation que je ne parvenais pas à savoir s'il s'agissait d'un événement grave, sérieux, ou d'un enthousiasme d'adolescent pour un fait mineur. Je ne comprenais pas s'il me parlait des récits fantasmés de ses années de lycée, ou s'il s'agissait d'une histoire actuelle et bien réelle.

" Calme-toi ! je ne saisis pas un traître mot de ce que tu racontes !"

Il avait tout de même fini par s'expliquer avec plus de clarté. 

Le journal avait été informé par un contact plutôt bon causeur qui travaillait pour les services de gendarmerie. Le type les rencardait plutôt pour des histoires de plantations de cannabis dans les champs de blé, de cambriolages ou de vols d'engins agricoles, parfois de querelles de chasseurs avec le voisinage. Mais là, l'affaire était d'une tout autre ampleur. Les enquêteurs souhaitaient impérativement que les informations restent confidentielles, mais l'indicateur du Courrier de Touraine était bien trop bavard. Il avait appelé Julien, qu'il trouvait sympathique, et avait déballé tout ce qu'il savait, en lui interdisant de publier quoi que ce soit. Il voulait se faire mousser, se donner de l'importance, montrer qu'il savait. 

Devant un crime aussi peu ordinaire dans la région, il n'avait pas pu tenir sa langue. 

Une jeune femme avait été tuée. Son corps avait été retrouvé par des promeneurs non loin de la chapelle Saint Firmin. Selon les premières constatations, elle avait été poignardée à plusieurs reprises, et s'il était encore impossible de dire si des organes avaient été touchés, elle s'était de toute façon vidée de son sang. Le couple de marcheurs l'avait découverte, épouvanté, baignant dans une marre brunâtre, au milieu des fougères, le corps dénudé, d'une blancheur aveuglante. La peau était nette et propre, comme si le meurtrier avait soigneusement lavé sa victime, comme s'il avait voulu la purifier de ses multiples blessures. Elle gisait sur un tapis de mousse, étendue sur le dos, les jambes légèrement repliées sur la gauche, un bras derrière la tête, et l'autre le long du corps. Ses cheveux noirs étaient déployés autour de ses épaules et de sa tête, et les feuilles de chêne prises dans ses mèches  formaient presque une couronne sur son front.

Au fur et à mesure que j'écoutais les descriptions de Julien, mon cœur s'était mis à battre et mon estomac à se serrer. Célia. Quelque chose en moi me disait que c'était d'elle qu'il s'agissait. J'en étais persuadée. Célia, ma chère Célia, mon amie, ma sœur, ma complice... Un cri restait bloqué dans ma gorge. Des larmes obscurcissaient ma vision. Une panique insensée s'emparait de moi. Qu'avait-il bien pu se passer ? Qu'avait fait Stanis ? Un millier de scénarios possibles se bousculaient dans ma tête. Il connaissait l'endroit. Je n'en savais que très peu sur lui. Je l'avais abandonnée à ce monstre, jetée en pâture à ce fou. Une culpabilité écrasante me paralysait, me coupait le souffle et la voix. Une inquiétude énorme. Quelques instants plus tôt, je rêvais de bal, et maintenant l'horreur s'abattait sur moi. 

"Et tu sais quoi, il y a un autre truc bizarre. Son visage est recouvert de dessins. Un peu dans le genre des maquillages de la Santa Muerte au Mexique ! Mais plus ésotérique, avec des symboles mystérieux. J'ai pas bien pu voir sur la photo.

J'étais parvenue à articuler quelques mots :

- Tu... Tu l'as vue ?

- Il m'a envoyé la photo d'une photo du légiste, avec son portable... Pas top mais ça donne une idée... En même temps, c'est quand même même super glauque... Non mais tu te rends compte, ça colle complètement avec toutes les légendes sur la chapelle ! Ces messes sataniques, si ça se trouve, elles existent !

Il fallait que je sache. D'une voix blanche, je m'étais entendue dire :

- Ecoute Julien, je sais que c'est un truc confidentiel, mais bon... Tu peux me l'envoyer ?

- Non mais ma vieille, je t'appelle pour ça ! Si je dois mener l'enquête avec quelqu'un, c'est toi que je choisis ! Tu t'y connais en symboles, non ? Sans déconner, imagine si on doublait les flics ! C'est peut-être l'occas' pour moi de me faire embaucher dans un journal un peu plus glorieux que le Courrier ! Je pensais que tu le comprenais ! Ça ne t'excite pas, tout ça ? 

Une vibration dans mon téléphone m'avait prévenue de l'arrivée de la photo.

En tremblant, j'avais ouvert le MMS, et l'image était apparue sur mon écran. 

On ne voyait en effet que la tête. Un visage fin, aux lèvres minces et aux sourcils très épilés, couvert de signes dessinés en noir. J'avais eu un mouvement de recul et j'avais presque failli faire tomber mon téléphone par terre. Je n'avais pas besoin de scruter la photo plus longtemps. Ce n'était pas Célia. Cette malheureuse n'était pas mon amie. 

J'étais consciente de l'abomination du crime, et du cataclysme que ce décès causerait sur les proches de la victime, mais un immense sentiment de soulagement m'avait envahie. 

Ce n'était pas Célia. J'avais envie de rire, de danser, de chanter. De me moquer de moi-même. Je pouvais partir retrouver Axel. Je m'intéresserais à cette affaire plus tard. Célia vivait, baisait, aimait, buvait. Je m'en occuperais à mon retour. 


Le clavier vampireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant