2 : Les diablesses

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Souvent, nous nous retrouvions chez l'une ou chez l'autre, alanguies au milieu des coussins du canapé, ou à plat ventre sur le lit, nous allumions nos ordinateurs, et nous nous laissions emporter par la réfraction de la lumière sur nos écrans, et bercer par le bruit rassurant des touches du clavier. 

Nous avions toutes deux nouées des relations régulières avec certains membres du site. Célia échangeait par exemple avec un certain Calbrix, célibataire au bord de la dépression, ou avec Vincenzo91, un vrai mythomane qui lui racontait ses aventures avec des prostituées transsexuelles, qui n'existaient que dans ses fantasmes. Il y avait aussi LangueMagique - j'ai oublié son prénom - qui se vantait de prodiguer les cunnilingus les plus électrisants de France, mais qui était toujours en quête d'une histoire féminine.  

Il faut dire aussi que derrière l'écran, les gens nouaient des liens à une vitesse surprenante. Très vite, ils se trouvaient à raconter leur vie et leurs errements, d'abord parce que c'était facile de se confier à des inconnus qui ne les jugeraient pas (sur ces salons-là, nous étions tous sur le même bateau un peu honteux...), et puis ensuite parce que les amitiés et les émotions se décuplaient de manière exponentielle sur le site. 

Célia ou moi parlions aussi souvent à Eastwood, un agent de surveillance qui tchattait sur son lieu de travail. Celui-ci était systématiquement là, et si personne n'était disponible pour un dialogue intéressant, il était toujours prêt à nous faire le récit des infidélités qu'il faisait subir à sa femme, qu'il n'osait pas quitter. Il était évident qu'il se masturbait en nous parlant, s'excitant tout seul avec ses histoires, jouissant de son impudeur à raconter à des filles ses soi-disant exploits sexuels. On s'en rendait compte parce qu'il y avait des blancs à l'évidence suspects, des fautes de frappe, sans compter ses questions appuyées du style "et toi, tu en penserais quoi, si je te jouissais sur la bouche, comme à ma petite pute de Montreuil ?". Celui-ci nous faisait beaucoup rire. 

D'autres, plus ponctuels, nous ont servi de perverse distraction. Un de ceux-ci, la trentaine, en couple, genre employé de banque, pseudo, Culotte Rose, s'exhibait en cam avec des sous-vêtements féminins. Il se pavanait en string et push up, défilant face à nous, et nous confiant son plaisir à porter ces atours et à se montrer ainsi déguisé. Il avait des tendances à la soumission et on pouvait, comme s'il avait été une poupée animée, lui faire faire n'importe quoi : choisir la couleur de sa lingerie, le faire danser, se maquiller et bien plus encore... Il y avait aussi Alfred, un fétichiste du service et du ménage. Il mettait un point d'honneur à parler avec la plus grande correction, à s'adresser poliment à nous en nous vouvoyant et en nous donnant du Madame. Ce dernier soignait ses messages, en faisant des lettres de motivation pour un emploi de personnel de maison. Il joignait des photos bizarres, prises dans un intérieur modeste mais impeccable, sur lesquelles il posait en tenue de majordome anglais - costume gris trois pièces, nœud papillon, gants immaculés, une serviette blanche posée sur l'avant-bras. Il se mettait en scène dans différentes activités, repassage, époussetage, le plumeau à la main, passage du balai, nettoyage des vitres, et surtout, le plus amusant, service des plats. Un nombre incalculable de clichés le montrait avec des plateaux couverts de vaisselle, des soupières, des couteaux à désarrêter  les poissons, des bouteilles de vin rouge, de champagne, de whisky, de cognac, ou en train de déclocher des assiettes disposées sur la petite table ronde de sa salle à manger... Le plus étonnant était la qualité évidente des plats qu'on le voyait servir, et la variété des recettes, des présentations, des ingrédients, tant sucrés que salés. On s'est toujours demandé d'où venait toute cette nourriture... 

Et puis nous nous étions aussi lancées dans une vicieuse compétition. Le concours de celle qui ferait jouir le plus de mecs avec juste un clavier et des mots. Le nombre d'hommes désireux de s'exciter derrière leur écran était incommensurable. La plupart du temps, quelques phrases bien senties suffisaient : "imagine que j'empoigne ta grosse queue à pleines mains", "tu sens ma langue qui serpente autour de ton sexe dur comme du fer ?", "laisse couler ton sperme sur mon ventre, laisse mes doigts se mêler à ton jus pour que je les lèche...". Ce genre d'obscénités. On se faisait des après midi comme ça, à comptabiliser nos réussites. Parfois, on s'attaquait à deux au même mec, et il ne savait plus où donner de la tête, complètement débordé par son excitation. Pour tous ceux-ci, on ne prenait même pas le temps de savoir qui ils étaient, ou très peu, juste un pseudo, pour les différencier ensuite sur nos listes de trophées. Ils étaient là pour ça, et pas besoin d'une longue conversation pour le savoir, même si parfois, ils n'en venaient pas immédiatement au fait, et tentaient d'entamer une plate conversation sans intérêt. 

On se faisait aussi des challenges sur des garçons qui à la base n'étaient pas là pour ça. Ils voulaient juste discuter, se confier sur leur dernière rupture ou sur leurs problèmes au travail, et en bonnes expertes, on les emmenait petit à petit sur le terrain du sexe, et il fallait beaucoup plus de subtilité pour les amener à se caresser et à jouir. Il fallait parfois troquer les mots crus pour des métaphores filées délicates et pénétrantes, et les finir avec les pensées les plus indécentes et les termes les plus salaces. Nous faisions mouche la plupart du temps. Certains le faisaient sans le dire, mais nous étions arrivées à un tel niveau de connaissance en la matière que nous le devinions toujours. Bien évidemment, ces derniers étaient les plus intéressants, ils nous poussaient à affiner nos méthodes, à progresser dans notre approche, à faire preuve de plus d'imagination. Si les "vite-faits" étaient juste amusants, les "difficiles" nous maintenaient dans une plaisante atmosphère érotique. S'il se trouvait que nous n'étions pas ensemble lors de ces petits jeux, nous nous envoyions des copier-coller des conversations, pour prouver à l'autre la réussite du défi.

Célia avait un petit ami attitré, et quant à moi, c'était plus éparpillé et épisodique ; je ne parvenais pas à m'attacher suffisamment. Sur Tchatmania, nous nouions parfois des relations plus approfondies...

Le clavier vampireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant