51 : Sixième interlude, Florence 1514

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La salle de réception s'était remplie de dizaines d'invités. Le monde était gai, bavard, plaisant. Les costumes et les robes chatoyants et fastueux. Les domestiques circulaient entre les convives, diligents, presque invisibles, remplissaient les verres et regarnissaient les assiettes. Axel et Stanis s'en donnaient à cœur joie. Jamais ils n'avaient vu, étalée sous leurs yeux, offerte à leurs papilles, une telle variété de mets. 

"Demetrio dirait que tout ceci n'est que péché ! Toute cette nourriture ! Tout ce vin ! Tu te rends compte, Stanislas !

Les deux amis riaient de leur bonne fortune, éblouis, chassant d'un revers de main la méfiance et le trouble qu'ils avaient ressentis au début. 

- Ah ah ah, ce vieux hibou ! Ce ne sont que délices divins, au contraire !"

On avait d'abord servi des fruits. Ils avaient été disposés dans des panières ovales, formant de véritables nuanciers qui rappelaient aux deux amis les préparations des couleurs, pour leur maître, à l'atelier. Les roux tendres des melons et des oranges douces, dont le jus coulait le long du menton, les noirs sombres des mûres, qui tachaient les doigts, le jaune piquant du citron, qui irritait la langue, le vert et brun des figues. Mais on pouvait aussi se délecter de préparations cuites, présentées dans des jattes ou des plateaux de cuivre. Axel se régalait de pâtes de fruits et de fruits confits, Stanis leur préférait les compotes et les confitures. Ils se grisaient de sirops et de liqueurs. 

Ensuite étaient arrivées les viandes et les vins épicés. Les visiteurs avaient été invités à s'asseoir à table, et chacun avait devant lui une assiette en faïence, un verre de vermeil, un couteau, une fourchette à deux dents, en vogue depuis quelques années chez les Florentins fortunés, et une serviette en tissu. D'abord les volailles rôties : cygnes, hérons, faisans, cigognes, grues défilaient dans des plateaux d'argent. Les serviteurs laissaient les convives admirer plumages et rubans, ingénieusement disposés pour insuffler vie et noblesse à tous ces volatiles, puis coupaient de généreux morceaux qu'ils déposaient dans les assiettes. On leur proposa même des langues d'oiseaux, des crêtes de volailles et des testicules de coq. Axel et Stanis se laissaient étourdir par les saveurs corsées, par le climat de joie du festin. Ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient là, mais ils entendaient bien profiter de l'aubaine. 

Apparurent bientôt les viandes en sauce : veau, beauf, agneau, chevreau. Beurre, herbes nouvelles, cerfeuil, estragon, basilic, thym, laurier, ciboulette, persil. Les deux jeunes gens voyaient dans tous ces goûts les dégradés de teintes sur les toiles qu'ils voulaient peindre, allant de la fermeté du dessin d'une fesse rose et bombée au sfumato fondant d'un paysage de collines. Ils s'enthousiasmaient pour l'audace des cuisiniers et la modernité des hôtes. Avec ces sauces, on amena également les accompagnements. Ils étaient de deux sortes : les champignons et les légumes. Cèpes, girolles, truffes, morilles.  Asperges, concombres, cardons, artichauts, carottes, panais, salsifis, épinards, pourpiers, endives. Accommodés simplement et servis dans des plats creux, ou en surprise dans des tourtes et des feuilletés. Ils se demandaient comment une telle abondance était possible. Mais ils goûtaient à tout, s'enflammaient pour un parfum, se passionnaient pour une couleur. Leur appétit semblait infini.

Puis ce furent les desserts. On leur servit pour commencer les pâtisseries : choux, feuilletés, gâteaux divers, tartes, à la crème, à la confiture, aux fruits. Puis un nouveau déluge de sucreries : sabayons, massepains, sorbets, biscuits à la cuillère, dragées, pâtes d'amandes. Les palais étaient saturés de tous ces goûts, inondés de toutes ces saveurs, enivrés de tout ce sucre. Axel et Stanis étaient presque anesthésiés par cette débauche de nourriture. Ils n'étaient plus en mesure de s'interroger sur cette invitation curieuse, ni sur la raison de leur présence dans cette maison.  

Les portes de la salle de réception s'ouvrirent à nouveau, mais cette fois pour un spectacle tout autre que celui des victuailles et des boissons. Entrèrent des musiciens et des danseurs. Au son du luth et de la sacqueboute, des violes et des tambours, ils entamèrent une carole enjouée, entraînant dans leur sarabande les convives les plus dégagés, ou les plus ivres. Les hommes transpiraient, les femmes rougissaient, les voix devenaient de plus en plus fortes. Tous finissaient par quitter la table pour rejoindre les danseurs. On chantait, on buvait parce qu'on avait chaud. Stanis se leva à son tour et entraîna Axel dans cette confusion de corps dansants et de notes dissonantes. Les rires fusaient, les gestes se faisaient de plus en plus lestes. Les regards des hommes s'alourdissaient sur les décolletés, les femmes se faisaient lascives, se laissaient apprivoiser. Les peaux se frôlaient, les mains renonçaient à la bienséance. 

Soudain, la musique s'arrêta. Tous les invités se tournèrent vers la porte d'entrée de la salle de bal. Elio Malatesta était là, somptueusement vêtu d'une longue tunique de brocard bleu nuit, décorée de motifs floraux, brodés de fils d'or. Il n'avait pas participé au festin. Stanis et Axel s'en rendaient compte maintenant. Un hôte qui ne prend pas part au banquet qu'il organise... 

L'un des invités, un homme d'une cinquantaine d'années, bedonnant, couvert de bijoux, prit soudain la parole. 

"Maître Elio. Vous nous avez encore gâtés. Le raffinement de vos cuisiniers n'a d'égal que la qualité de vos musiciens.

- J'aime vous faire plaisir, vous le savez. J'aime vous savoir parfaitement rassasiés, ouverts et réceptifs pour la suite de notre mystère. J'aime aussi étonner les invités imprévus, je le confesse. Nous accueillons cette nuit deux nouveaux... sympathisants à notre société. Je pense qu'ils partageront nos vues assez vite. Je sais que vous les avez déjà remarqués.

Il avait eu une hésitation en prononçant ces mots et il avait ébauché un sourire malicieux. Quelques rires avaient fusé. 

A ces mots, Axel s'était incliné respectueusement, et Stanis s'était avancé, prêt à ouvrir la bouche. Mais Elio Malatesta ne lui avait pas laissé le temps de former une seule syllabe. 

- Le plaisir des sens est un don que les dieux ont fait aux hommes, n'est-ce pas ? Etes-vous prêts, mes amis ?

Ils formaient désormais une assemblée semi-circulaire dont Maître Elio était le centre. Presque d'une seule voix, comme dans une prière, tous les invités répondirent :

- Le cortège est complet. Ouvre-nous la marche vers le transport sacré.

Les voix s'étaient faites solennelles. Malatesta reprit la parole, grave à son tour. 

- Forêt, montagne, cité ! Sève, vin, sang ! Animal, homme, dieu ! Dionysos, transporte nous. 

Dans une imprécation lente et profonde, l'assemblée répéta les derniers mots prononcés :

  - Forêt, montagne, cité ! Sève, vin, sang ! Animal, homme, dieu ! Dionysos, transporte nous.   

- Soit. Que le culte commence."


Le clavier vampireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant