53 : Comme les chevaux, les arbres ou la poussière

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J'avais un milliard de questions à lui poser. Tant d'interrogations qu'elles encombraient ma tête et me paralysaient. J'étais incapable de formuler des phrases qui auraient canalisé la tempête qui se déchaînait sous mon crane. Les sentiments, les émotions, la puissance des sensations que j'avais éprouvées durant ce rituel, je les percevais encore, vibrantes, présentes en moi. Mon corps était exténué, mes muscles fourbus, mes mains glacées, et en même temps, je sentais ma chair exulter. Mon sang circulait plus vite, j'en distinguais presque le flux, mon cœur cognait plus fort. Et une amplitude nouvelle poussait, dilatait mes pensées, pour multiplier l'espace et les images traitées par mon cerveau. Un étourdissement qui semblait pouvoir ouvrir des centaines de portes, avec derrière chacune d'elle, des visions, des sons, des voix, des parfums inconnus.  

Nous nous étions rhabillés silencieusement, et une fois dans la voiture, c'est lui qui avait pris la parole :

"Jeanne, tu es dorénavant une partie de moi. Et je suis une partie de toi. Tu l'as ressenti. Nous partageons plus que quiconque.

- J'ai eu l'impression de... partir... de voyager.

- Tu as vécu des souvenirs. Mes souvenirs.

- Mais... Cette fête, ces costumes, cette musique... 

- Florence.

- Axel... Dis-moi... C'était... quand ?

- Quelques temps avant mon départ pour la France. Notre départ. Tours était alors une capitale, avec sa couronne de châteaux. Le roi et la cour y séjournaient. 1515. L'année du sacre de François Ier.  L'année où il a rencontré le maître, le grand Léonard. 

- De quoi est-ce que tu parles ? Je ne comprends rien !

- Mon amour, tu comprends déjà. La plupart des réponses à tes questions sont en toi. Puisque je suis en toi. "

Étrangement, ma confusion s'apaisait, comme si les choses trouvaient petit à petit leur place dans ma tête. J'avais fermé les yeux. Je m'étais concentrée sur l'ici et le maintenant. La voiture. Les sièges gris foncé. Le levier de vitesse à ma droite. La boite à gants devant moi. Le pare soleil au-dessus de mes yeux. J'avais jeté un regard dans le petit miroir qui l'habillait et j'y avais croisé mon visage. C'était moi. Jeanne. La même que le matin, la même qu'un mois auparavant. L'étudiante, l'amie, l'amoureuse aussi. Je ne m'étais pas perdue. J'étais encore moi, mais plus encore. Une version nouvelle, plus riche, plus pleine, plus réceptive au monde. 

"Avec la lumière de son ciel, le vert de ses champs et de ses forêts, le bleu de ses eaux, la vallée de la Loire était un émerveillement pour Stanis et moi, qui avions connu les jours froids et ternes de Hongrie, et les ruelles surpeuplées et encore parfois insalubres de Florence. Ici, nous avions un espace infini. Et l'art, l'art qui nous avait amenés en Italie. Nous avons vécu à Amboise quelques temps. Chez le maître. Tu connais bien sûr le Clos Lucé. 

La résidence de Léonard de Vinci. J'en avais fait la visite avec Célia quelques mois auparavant. 

J'aurais pu ne pas croire un mot de ce que j'entendais, mais pourtant, chacune des phrases d'Axel résonnait en moi en une myriade d'images et de sons, et je les éprouvais comme des souvenirs encore vivaces. J'écoutais son histoire et tout n'était qu'évidence, m'apparaissant avec netteté, avec force et vérité. 

- La Renaissance... Ça devait être extraordinaire ! Tout ce fourmillement d'idées, d'art, de voyages, de découvertes !

 - Une renaissance. C'est bien ce que nous avons vécu. Mais ce n'est pas tant nous qui avons changé, que la perception du monde autour de nous. 

Je n'osais pas l'interrompre, pourtant j'avais besoin de savoir si moi aussi j'étais en train de vivre cette renaissance. 

- Est-ce que je suis devenue... comme toi ?

- Comme moi ?

Il s'était mis à sourire. Je percevais les choses, en partie du moins, mais je ne les comprenais pas pour autant. Je ne possédais pas les mots. De quoi s'agissait-il vraiment ? 

- Tu vis depuis... Est-ce que je suis devenue...? 

- Immortelle ? C'est ce que tu penses ? Que je suis un vampire venu du fond des âges et que j'offre la vie éternelle à ceux que j'embrasse de mes canines acérées ? Allons Jeanne, ce sont des enfantillages et tu le sais parfaitement. Au mieux du folklore pittoresque et de la littérature noire, au pire des images d'éphèbes poudrés et du roman bon marché pour adolescentes surexcitées. 

- Mais qu'est-ce que vous êtes, alors ? 

- Les mots n'existent pas dans nos langues, il n'existe que des approximations, des constructions. Vampire, incube... Les festins de sang existent. Les nuits de luxure aussi, plus encore. Mais nous sommes pourtant encore autre chose. Ce n'est pas ce qui peut nous définir. Nous sommes le fruit d'une très ancienne foi. Du moins, c'est ce que c'était à l'origine. Le culte de ses divinités, ou démons, ou esprits, a perduré et s'est développé à travers nombre d'autres religions. Mais toujours dans le secret, toujours dans l'ombre. Je ne sais pas si ces dieux existent, quels que soient leurs noms. Non. En réalité, je sais que ce n'est pas le cas.

- Pour toi, ç'a été Dionysos... 

- En effet. Mais nous, nous existons. Et les... rituels, puisque c'est ainsi que nous nommons ces actes qui nous permettent la vie, même si je n'aime pas ce mot, les rituels nous sont indispensables. Des rituels de chair et de sang. Des rituels de vie débordante, d'échanges avec un autre individu. Je cherche depuis longtemps pourquoi. J'ai trouvé des choses, mais pas assez encore. Certains d'entre nous y voient encore des manifestations de déités ou de démiurges qui nous observent et que l'on peut prier ou adorer. Mais un grand nombre tient déjà pour acquis le fait que le ciel n'est pour rien dans tout ça. Nous sommes là comme les chevaux, les arbres ou la poussière sont là. 

Il avait marqué une pause, et me regardait avec attention.

- Et ces rituels... J'en fais partie, donc. 

- Tu es ma compagne dorénavant. Ta force vitale me nourrit, elle nous nourrit. Elle se décuple à travers notre lien. Notre amour.   

- Et la relique dont tu m'as parlé ?

- Chacun d'entre nous en possède une. Modelée par le maître qui nous a... transformés. Elle est une part capitale de la cérémonie de métamorphose. Elle provient toujours d'un animal. La mienne est le cœur d'un paon. Elle est comme un organe. Si la relique est détruite, nous disparaissons avec elle. Notre union dans la chapelle a exalté sa vitalité. Je sens très fort sa puissance en moi. Tu ne perçois pas sa pureté ? Notre pouvoir vital repose sur la conjonction de ces deux choses. Le lien avec un autre individu, une compagne ou un compagnon. Plus il est fort, plus il agit sur notre énergie. Un lien de chair, et d'esprit aussi. Tous ne le comprennent pas. Stanis oublie toujours l'esprit. Et la sauvegarde de la relique. La perte de la relique équivaut pour nous à la mort. 

- Mais... Stanis...? Qui est-il maintenant pour toi ? Je ne ressens pas l'amitié ou la bienveillance.

- Stanis veut me détruire. Et par là-même, il veut s'approprier la force du cœur de paon. 


Le clavier vampireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant