52 : Là est le lien

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Les coups sourds résonnaient dans tout l'édifice. Le cœur du paon. Vivant et sonore. Sous nos corps imbriqués. Des battements réguliers. Puissants. Lancinants. Ils devenaient comme des roulements de tambour. Un rythme. Une musique.  

Le corps brûlant d'Axel réchauffait le mien. J'étais paralysée sous son poids. Mais toute notion de peur m'avait quittée. Une sensation de sérénité étrange m'envahissait. Je ne sentais plus le froid du sol, ni l'inconfort de la pierre sous mon dos, ni même la masse de ce corps qui aurait dû m'étouffer. Juste une impression de chaleur, de bien-être, de quiétude. Je n'étais tourmentée par aucune préoccupation, par aucun désir lancinant, non plus. Je ne pensais plus à rien. Je m'échappais de moi-même, et en moi-même. Je laissais aller mon esprit au rythme des battements, et de leur écho, qui emplissait peu à peu l'espace. Des modulations semblaient apparaître, les sons tournoyant autour de nous, devenant presque matériels. Des spirales, des boucles, des courbes. J'étais enveloppée par ce rythme hypnotique, caressant, palpable. En devenant matériels, les coups se faisaient musique. Ils traversaient ma chair. J'étais caisse de résonance, j'étais instrument. J'étais tambour, j'étais luth, j'étais violon, j'étais trombone. Peut-être. Immobile, j'étais cette contredanse ancienne. Une musique des âges oubliés. 

J'en percevais de plus en plus nettement la mélodie. Un air nouveau et inconnu, mais dont les accents éveillaient un sentiment d'intimité. Bientôt un chant s'était élevé. En harmonie avec les instruments, une voix de femme montait, claire et singulière à la fois. La beauté de la musique m'étourdissait par sa perfection, qui n'existait que par la dissonance de certains accords. Elle pénétrait profondément mon esprit, s'y enfonçant, y creusant des ravines secrètes, y déversant des flots de notes et d'impressions. Elle y avait d'abord projeté des couleurs - le rouge, le noir, l'or - de manière floue au début - des mouchetures, des taches volatiles - puis de plus en plus clairement. Les éclaboussures de couleur se muaient en images, qui jaillissaient en éclats confus. Des tissus, des robes, des tuniques brodées, des manteaux damassés. Des fruits murs, des plats brillants, des assiettes garnies de victuailles, des verres pleins. 

La musique me paraissait de plus en plus familière. Comme un très ancien souvenir, qu'on ne parvient pas à rattacher à l'histoire qu'il évoque. J'aurais presque pu en fredonner la mélodie. Mais les paroles restaient  inaccessibles. On aurait dit de l'italien, mais dans une forme ancienne, peut-être médiévale, ou Renaissance. Les images aussi, se faisaient plus nettes. Les flashs incertains laissaient place à des tableaux en mouvement. Des gens s'amusaient. Des hommes et des femmes dansaient au son de ces instruments, des farandoles se formaient et virevoltaient dans une salle de bal illuminée de dizaines de bougies, décorée de tapis, de tentures, mais aussi de branchages, de fleurs, de plumes d'oiseaux et de fourrures. Les danseurs passaient et repassaient sous mes yeux. Je remarquais les décolletés des femmes, le négligé de certaines tenues masculines, les corps, lourds ou minces, jeunes ou vieux, les chevelures, les visages. Petit à petit, certains finissaient bizarrement par m'apparaître comme connus. 

Puis j'avais commencé à percevoir que je pouvais me mouvoir dans cette salle. Je pouvais marcher, avancer au milieu de la fête. Je pouvais circuler entre les invités sans même qu'ils remarquent ma présence. J'étais là, mais absente à leurs yeux. Les choses s'accéléraient. En me déplaçant, j'atteignais les recoins plus sombres de la grande pièce. 

Des couples s'étaient formés. Et une atmosphère de sensualité m'avait saisie dans mon exploration. Des baisers s'échangeaient. Des mains caressaient des hanches, parcouraient des peaux. Des soupirs se mêlaient maintenant aux notes de musique. Des gémissements de désir. Sur une banquette, une femme était allongée, nue, et deux hommes, dont l'un également dévêtu, le sexe tendu, couvraient ses seins et ses lèvres de baisers ardents. Contre une des tapisseries des murs, un couple enlacé faisait l'amour debout, roulant au rythme du tambour. Plus loin, on avait relevé les jupons d'une des danseuses, qui, à moitié couchée sur l'une des tables du banquet offrait sa croupe à la vue et aux caresses de tous ceux et celles qui souhaitaient s'en approcher. Certains lui baisaient les fesses, et approchaient leurs bouches de la vulve ainsi révélée, provoquant chez elle des cris de plaisir. Une fille s'était approchée et je devinais qu'elle glissait une langue gourmande dans son vagin dans un va-et-vient qui imitait un sexe d'homme. La femme offerte balançait des reins, et ses jambes s'écartaient pour appeler à elle un coït pressant. Je me rendais compte que partout autour de moi, on embrassait, on baisait, on suçait, on branlait. Hommes, femmes, à deux, à trois, à plusieurs. Les corps se dénudaient, se tordaient dans la luxure et les pénétrations diverses, luisaient de sueur et de fluides. Les bouches, les sexes, engloutissaient des langues, des doigts, d'autres sexes. On entendait des frottements, des claquements. Le contact des corps en extase sexuelle. La musique se retrouvait couverte par des gémissements, des plaintes, des cris de jouissance, des clameurs de jubilation. 

Soudain, les images étaient à nouveau devenues indistinctes, ou floues, pour se clarifier petit à petit. Je voyais du sang. Beaucoup de sang. Son odeur métallique se mélangeait aux parfums de sueur et de sexe. Je le sentais circuler. Les corps jouissants devenaient bêtes voraces. On empoignait des jeunes filles, on attrapait des garçons. Des canines pénétraient les cous, les poignets, les plis des coudes. Les sexes, aussi. Les yeux se révulsaient dans un mélange de délice et de douleur. La musique avait laissé place à un chant lancinant et funèbre. Je percevais des bribes de latin et d'italien, et je reconnaissais des noms de dieux anciens. Les victimes faisaient mine de se dégager, mais elles restaient prisonnières de la volupté que les morsures faisait naître, et je les voyais tomber inconscientes sur le sol. Le calme qui m'habitait jusque là commençait à se transformer en panique. J'étais impuissante. J'avais peur. Je m'étais mise à courir au milieu des gens, pour fuir ce lieu devenu cauchemardesque. Il me semblait que j'allais buter sur les corps, tomber à mon tour et être jetée en pâture à ces monstres. 

Et puis j'avais croisé leurs visages. Axel était là. Et Stanis. Nus tous les deux, superbes, leurs sexes en érection, ils étaient penchés sur le corps d'un jeune homme blond, à peine sorti de l'adolescence. Accroupi comme une gargouille, Stanis tenait le bras droit du garçon et buvait goulûment le fluide vital qui s'échappait de son poignet. Quant à Axel, il respirait à grandes gorgées l'air empesté de la pièce, et deux traînées de sang coulaient le long de son menton. 

J'avais poussé un hurlement, et m'étais brutalement réveillée de ma transe. J'étais à nouveau dans la chapelle Saint Firmin et Axel, au-dessus de moi, caressait mes cheveux et me chuchotait des mots tendres dans une langue que je ne déchiffrais pas. J'avais réussi à articuler dans un cri :

"Axel ! J'ai vu des choses ! Tu étais là, et Stanis aussi ! C'était tellement... réel !

- Tu as vu mes souvenirs, mon amour. Là est le lien. 

- Tes souvenirs ?

- Florence, 1514. La maison de d'Elio Malatesta. Mon maître. Notre maître, à Stanis et moi. 

Je restais interdite, paralysée par l'incompréhension, ou ce que je me refusais encore à comprendre. 

- Jeanne, ma très tendre. Nous avons accompli différents... rituels. Tu m'es liée maintenant. Tu l'étais depuis le début, et tu l'as perçu. Et nos âmes peuvent se faire transparentes l'une à l'autre. Tu me... renforces. Tu me fais vivre. Comme la relique qui est sous ces pierres, et dont la destruction causerait ma perte...

Le clavier vampireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant