40 : La Maison Denicourt

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A quatorze heures cinquante, j'étais prête. Je m'étais postée devant ma fenêtre, guettant les voitures qui s'arrêtaient dans la rue. Juste avant quinze heures, j'étais descendue sur le trottoir avec ma petite valise, fébrile, inquiète de ce chauffeur qui devait m'accompagner. A peine avais-je eu le temps de me demander si je n'avais rien oublié qu'une berline noire s'était arrêtée en double file. Un homme en costume gris en était sorti. Il s'était approché, m'avait saluée silencieusement, avait pris mon bagage et m'avait invitée à entrer dans la Mercedes dont il était le chauffeur. A l'instant où il s'était approché de moi, l'odeur de tabac qui imprégnait son costume m'avait ancrée dans la certitude que lui et l'homme de la Polo noire, aperçue plusieurs fois lors de l'épisode chez Célia, ne faisaient qu'un. La certitude qu'il était là à la demande d'Axel pour veiller sur moi.

Le voyage avait duré un peu plus de deux heures trente, et avait comme prévu été aussi confortable que possible. Le chauffeur était resté silencieux tout le trajet, et je n'avais pas osé l'importuner. De toute façon, j'étais si perturbée à l'idée de la soirée que j'étais plongée dans mes pensées. Sièges moelleux, conduite fluide, musique agréable. Axel avait prévu des albums de groupes que j'aimais et dont nous avions parfois parlé, Arcade Fire, Beirut, Foals. J'avais même eu droit à une collation à l'heure du goûter : thermos de thé et pains au chocolat. J'en avais oublié les traditionnels embouteillages à Orléans et à l'entrée de Paris. 

Vers dix-huit heures, j'étais installée dans la plus jolie des chambres que j'aie jamais vue. Dès le salon d'accueil de l'hôtel, la fameuse Maison Denicourt, tout le décor évoquait la Belle Epoque, et le Paris festif et licencieux des années 1900. Banquettes damassées, lampes Art Déco, satin et velours, passementeries chatoyantes, tout contribuait à créer du fantasme et du rêve. Le sol de ma chambre était couvert d'une moquette pourpre, et certains murs étaient tendus d'un brocart richement décoré de motifs floraux, dans des tons de rouge sombre et de bleu miroitant. La tête de lit était tapissée des mêmes soieries et se détachait sur un mur du même pourpre que la moquette. Sur les draps blancs, près des oreillers douillets, quelqu'un avait disposé les tenues dont Axel m'avait parlé, et une enveloppe ivoire. 

J'avais déchiré le papier pour lire la carte unie qu'elle contenait. D'une jolie écriture un peu surannée, étonnante, Axel avait écrit ceci : 

"J'espère que le décor te plait, ainsi que les robes. Prépare-toi pour dix-neuf heures trente. Mon client a prévu des voitures pour ses invités. Retrouve-moi dans le salon de l'hôtel. Nous partirons évidemment ensemble. J'ai hâte... Je t'embrasse. Axel." 

Il était donc tout près. J'en étais persuadée. Peut-être même déjà dans sa chambre, se préparant, lui aussi... Je frissonnais à cette pensée.  

Il y avait trois robes. Chacune était superbe. La première était une robe bustier noire, avec un haut drapé en velours qui mettait en valeur le décolleté, et, arrivant sous le genoux, une jupe constituée de plusieurs couches de tulle recouvertes de dentelle et ceinturée par un large ruban de soie noué à la taille. La deuxième était une robe fourreau à col rond, un peu plus courte que la première, noire sur la partie inférieure, et dont tout le buste était somptueusement brodé d'entrelacs végétaux beiges. La troisième était bleu nuit. En satin, absolument ravissante. La jupe s'évasait jusqu'au genoux grâce à de jolis plis à la taille, et le haut ajusté, à l'encolure arrondie, laissait la surprise d'un dos nu, simplement rehaussé d'un nœud dans le cou, et d'une fine bande d'étoffe qui courait sur la peau jusqu'à rejoindre l'ourlet supérieur de la robe. Mon choix était fait. La bleue. 

Axel avait aussi pensé aux chaussures, et plusieurs paires d'escarpins et de bottines attendaient d'être essayées. 

J'avais pris une grande inspiration, et j'avais foncé dans la salle de bain. Il me restait à peine une heure trente. 

J'avais malgré tout pris une longue douche chaude, voluptueuse, savourant chaque goutte d'eau sur ma peau, chaque bulle de savon. J'étais électrisée par l'imminence de la rencontre. Je laissais mes doigts s'attarder sur mes cuisses, mon ventre, sur mon sexe lisse. Imaginer la présence toute proche de ce corps que je désirais tant me rendait sensible au moindre effleurement. Mais je voulais me réserver pour Axel, pour ses mains à lui, pour ses lèvres, sa langue peut-être... 

Dans un état presque second, je m'étais séchée, j'avais appliqué sur ma peau un soin hydratant et je m'étais habillée. D'abord la lingerie. Le soutien gorge que j'avais prévu ne pouvait se porter sans qu'il soit invisible, j'en ferais donc l'économie. Je passais donc simplement une culotte en satin noir, puis des collants, sombres, légèrement moins opaques qu'à l'accoutumée. J'avais longuement contemplé la robe que je m'apprêtais à revêtir. Les yeux d'Axel l'avaient choisie, ses doigts en avaient sans doute caressé le tissu. M'avait-il imaginée la portant à cet instant-là ? Avait-il pensé à ma chair sous l'étoffe ? Son regard et ses mains étaient-ils remplis de la même envie que celle qui m'envahissait quand je me plongeais dans son bleu profond ?

D'une manière presque solennelle, comme pour un rituel, j'avais fait glisser la robe sur ma peau, ajustant les plis de la jupe, l'étoffe maintenant mes seins nus, et arrangeant le nœud dans mon dos. Je m'étais maquillée puis coiffée avec application. Les yeux assombris par un fard à paupières et un mascara foncés, la bouche  rehaussée par un rouge à lèvres rouge sang. J'avais ensuite brossé mes cheveux, et je les avais attachés en un chignon flou, laissant tomber des boucles rousses sur mon épaule. Puis j'avais ouvert mon sac à main, et j'en avais ressorti la broche. Religieusement, j'avais serré le bijou un court instant dans ma main, pour en ressentir la brûlure, douloureuse, intense, inexplicable, puis je l'avais agrafé dans mes cheveux, à la base du chignon. 

J'avais enfilé une des paires de chaussures, des escarpins noirs avec un décolleté un peu carré. Puis j'avais choisi des boucles d'oreilles pendantes, très simples, et un bracelet manchette noir et argenté dans les accessoires que j'avais amenés. Je m'étais parfumée, avais remis mon manteau, avais jeté un dernier regard dans la chambre, m'assurant que tout était en ordre, et je m'étais dirigée vers l'escalier principal de l'hôtel. 

Le salon était un véritable écrin. Les divans, les causeuses, les paravents orientalistes, les lampes, les tables de jeux, tout était tel qu'Axel me l'avait décrit. On imaginait sans peine les courtisanes de la maison de plaisir circuler et rire, boire, fumer, séduire dans ce décor. A l'une des tables, deux hommes jouaient aux échecs, en sirotant un apéritif que je ne reconnaissais pas. Un autre était installé sur l'une des banquettes et était plongé dans un roman. Mon cœur battait à tout rompre. Mes jambes m'abandonnaient, devenues cotonneuses, instables. Était-ce lui ? Je m'étais finalement décidée à m'approcher du bar pour me donner une contenance quand derrière moi j'avais entendu une voix, dans un souffle, prononcer mon prénom. 


Le clavier vampireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant