44 : Estella

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"On part ? On rentre à Paris ? Allez, s'il te plait, allons chercher le chauffeur et récupérer les manteaux !"

La fête commençait à me peser. Après les desserts, nous avions laissé le centre de la salle libre pour un petit spectacle. Haros avait commandé un orchestre, et engagé des danseurs classiques. Des extraits de ballets, des pas de deux. C'était charmant, mais ça n'en finissait pas. J'arrivais au bout de mes capacités de socialisation avec ce monde que je découvrais. Les coupes de champagne se succédaient, la tête me tournait. Le bruit des conversations bourdonnait comme une basse lancinante dans mes oreilles. Il faisait chaud. L'atmosphère devenait épaisse, moite, et se dissipait en même temps. Les rires étaient plus sonores, les gestes plus appuyés. Je remarquais des filles que je n'avais pas aperçues jusqu'alors. Jeunes, court-vêtues, bruyantes, exagérément souriantes. Des prostituées visiblement. Un jeune courtier avec qui j'avais parlé plus tôt du système bancaire au Moyen-Age, et des guildes lombardes, s'était installé à une table avec trois filles et étalait devant elles de grandes lignes de coke. 

Je n'avais qu'une envie, me retrouver enfin seule avec Axel. La chaleur douce et confortable de l'hôtel, la chambre, les banquettes, le lit, les coussins. Un cocon protecteur, enveloppant, pour abriter notre lien, pour être le théâtre de l'union de nos corps, que j'appelais de tout mon désir. 

- Je crois que les choses ne sont pas exactement prévues comme ça... avait-il répondu. Regarde, on vient nous chercher."

Estella Haros se dirigeait vers nous, un paquet de cigarettes dans sa main gauche. C'était toujours une très belle femme, malgré son âge, la soixantaine passée, peut-être plus. Sa robe laissait entrevoir un corps encore mince et ferme qu'elle devait entretenir soigneusement. Ses cheveux bruns, tirés en chignon, encadraient un visage anguleux, résolu, autoritaire. Ses yeux noirs accentuaient encore cette dureté. Elle m'impressionnait assez, bien plus que Haros lui-même. En levant son paquet de News, elle s'était adressée à nous :

"Vous m'accompagnez ? La dernière avant d'aller rejoindre ma chambre."

Nous étions sortis et nous nous étions installés sur une petite terrasse, un peu à l'écart, réchauffée par une lampe à gaz. Le fumée de sa cigarette montait en volutes bleutées dans le noir étoilé du ciel, presque sans nuages. On entendait tout proche le ruissellement de l'eau d'une fontaine, et plus loin, on devinait le flot paisible de la rivière anglaise qui traversait le parc. L'humidité était partout. Dans l'herbe, sur la mousse des arbres, le lichen des barrières, dans les feuilles et les bourgeons, dans les épines des résineux qui formaient de grandes masses mélancoliques non loin de nous. L'air sentait la sève et la terre, était saturé de toute cette eau. Je frissonnais.

"Le parc est magnifique, avait commencé Estella. Il faudra venir plus tard dans l'année, une journée. Muscadier de Californie, if à prune du Japon, cunninghamia de Chine, tulipier de Virginie, sapin gracieux, tilleul argenté, pin parasol japonais. Les premiers propriétaires, au dix-neuvième siècle, des industriels d'origine américaine, voulaient constituer un arboretum, et il reste encore beaucoup des espèces précieuses qu'ils ont introduites. 

- Les mots plongent déjà dans un rêve éveillé, madame Haros, avait répondu Axel.

- Merci, monsieur Vacarescu. Je sais que vous savez reconnaître la beauté. D'ailleurs, votre travail sur la Vénus est parfait. Je voulais vous le dire, mais je n'ai pas le goût de mon mari pour les démonstrations publiques. Votre maîtrise est étonnante. La restauration est un ravissement, la déesse a repris vie sous vos mains... Mais nous nous connaissons depuis longtemps, n'est-ce pas ? J'ai déjà vu de multiples preuves de vos talents, vous êtes un enchanteur... 

Axel avait souri, avait pris sa main dans les siennes et y avait déposé un baiser. Estella le regardait droit dans les yeux, presque amoureusement. Un regard langoureux, impudique. 

- Depuis bien longtemps, c'est vrai. Vous avez parfaitement choisi le tableau, ma chère. 

- Haros n'y connait rien, vous le savez. L'oeuvre n'a pas été facile à obtenir. Loin de là. Les choses étaient risquées. Mais mon époux aime le risque, et il souhaite par-dessus tout me faire plaisir. Un parcours admirable. Un modèle pour toutes les femmes. Artemisia, je veux dire.

Axel lui souriait, et elle le dévorait des yeux. Tout à coup, s'adressant à moi, elle avait continué.

- Ne vous laissez jamais faire par les hommes, mademoiselle Laborde. 

J'étais mal à l'aise. J'avais l'impression d'être témoin de quelque chose que je n'avais pas envie de voir. Je percevais une complicité entre elle et Axel, et je crois que j'éprouvais un peu de jalousie. Elle le désirait, c'était certain. Mais lui ?

- Je pense que nous partageons le même état d'esprit de ce point de vue-là, madame Haros.

- Monsieur Vacarescu peut bien des choses, j'espère que vous saurez l'apprécier. Et il y a beaucoup à apprendre de lui. Apprendre et apprécier. 

- Le conseil est inutile, mais je suis ravie qu'à nouveau nous partagions un point de vue. 

J'étais de plus en plus tendue. Axel était intervenu.

- Estella... Je t'en prie.

- Arrête, Axel. Je voulais la voir, c'est tout. Tu crois que j'oublie ?

Je restais interdite. Ils se connaissaient donc bien mieux que ce que j'imaginais. Quelle était leur  relation ? Qui était-elle pour lui ? Une amante ? La différence d'âge était grande mais...

 Estella s'était retournée vers moi.

- Vous avez beaucoup de chance, Jeanne. Croyez-moi. Ne faites pas d'erreurs.

Je cherchais quoi répondre quand je l'avais entendue rajouter :

- Cette broche est sublime dans vos cheveux. J'aime beaucoup." 

Elle avait approché sa main de ma tête, l'avait laissée en suspens une seconde, comme si elle hésitait à toucher le bijou, et l'avait finalement laissée retomber. Elle avait tourné les talons et était repartie vers le château sans rien dire. 

J'avais pris le bras d'Axel, impatiente de quitter le château. 

"Rentrons cette fois, d'accord ?"











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