10 : En attendant la nuit

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Ce moment de gaieté partagée avait eu l'avantage de me faire oublier pour un temps les préoccupations qui me submergeaient depuis quelques jours. Je n'avais même pas eu la possibilité de lui confier mon désarroi, car nous étions parties dans des divagations grivoises, et dans la mise en place d'un plan d'attaque pour contacter ce Stanis. Fallait-il lui envoyer un texto, l'appeler, et une fois le moyen de communication défini, à quel moment le faire ? Et quel type de rendez-vous lui proposer ? Et quelle tenue porter ? Et s'il ne répondait pas positivement ? Bref, des milliers de questions primordiales que nous avions tout juste eu le temps de survoler. Sans leur trouver de réponses, bien entendu...

Je m'étais ensuite rendue à la fac pour donner mon cour, et j'étais rentrée tout de suite après, pour vérifier si Axel ne m'avait pas laissé de nouveau mail dans la messagerie. Rien.

Il était 17 heures 30, et le moment de sa possible connexion me semblait encore bien loin. J'avais donc à plusieurs reprises relu son message de la veille, pesant chaque mot pour tenter d'en extraire un sens caché,  un signe à mon intention que je n'aurais pas repéré, cherchant des indices qui m'auraient échappé. Cette histoire d'hôtel m'intriguait beaucoup, autant que ce départ urgent et ces affaires à régler. Je brûlais de lui poser des questions sur tout cela et me maudissais de n'avoir pas su habilement manœuvrer pour savoir qui il était.

J'étais bercée par le ronronnement du réfrigérateur et le murmure étouffé d'un piano, plus loin, qui émanait d'une fenêtre ouverte dans l'immeuble d'en face. Le musicien reprenait sans cesse le même passage, à chaque fois qu'il se trompait, il recommençait le morceau depuis le début. Il me semblait reconnaître une pièce de Satie entendue lors d'un concert donné par l'association des étudiants en musicologie de l'université.    

A 19 heures, je m'étais mise à récupérer l'historique de nos tchats pour essayer de tirer des informations de leur relecture attentive, à tête reposée, devant une assiette de tagliatelles au saumon réchauffées au micro-ondes. J'avais ouvert une bouteille de vin, un cabernet sauvignon acheté à la supérette du coin. Il était bon malgré tout, et il me semblait que son fruité et sa fraîcheur m'aideraient à avoir les idées plus claires, voire à être moins hésitante lorsque Axel serait derrière son clavier lui aussi. 

Pour commencer, il était intelligent. Cultivé d'abord. Il avait manifesté une connaissance indiscutable de certains mythes, et écrivait parfaitement bien, plaçant beaucoup d'importance dans l'expression et l'orthographe. Il écrivait le roumain ; cela pouvait dénoter des origines, ou des études de langue. Il était perspicace aussi. Il avait très rapidement cerné une partie de mes traits de caractère. Peut-être trop rapidement. Audacieux, sûr de lui, charmeur. Manipulateur. Sensuel. 

Je ne savais rien. Et les quelques phrases échangées sur un site de tchat ne pouvaient constituer de véritables informations, à peine des indices. Il m'apparaissait de plus en plus clairement que ces échanges qui avaient été amorcés sur le mode du badinage piquant d'abord, puis du jeu pervers ensuite pouvaient n'être qu'une mauvaise comédie, pour laquelle je m'emballais beaucoup trop. 

Mais voila, j'avais en moi une certitude profonde, même si elle était irrationnelle. Quelque chose nous liait, lui et moi. Cette rencontre avait bouleversé le monde de mes sensations, avait créé un choc, un saisissement. Je savais au plus intime de moi que j'avais une expérience à vivre avec cet homme. 

J'avais laissé mon ordinateur allumé toute la soirée, incapable de me concentrer sur ma thèse, qui n'avançait pas, bloquée devant la page d'accueil de Tchatmania, frissonnant à chaque notification, sursautant dès qu'un tchatteur tentait d'engager une conversation. Je feuilletais distraitement un des ouvrages dont je me servais pour mes recherches, et les couleurs de l'écran se mêlaient au chatoiement des enluminures fabuleuses reproduites dans ce livre. Tous ces monstres, dragons, vouivres, manticores, incubes, griffons, paraissaient prendre vie, vouloir voler ou bondir toutes griffes dehors. Comme dans un rêve. La bouteille de cabernet sauvignon s'était vidée de moitié, et je sentais considérablement les effets de l'alcool. Vers 23 heures 15, enfin, Vlad était apparu dans la liste des connectés. 

Cette fois, c'était moi qui allais le faire parler. 



Le clavier vampireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant