30 : Envoutée

514 27 4
                                    


L'état de Célia m'avait véritablement inquiétée. Ensorcelée. C'était elle qui avait prononcé ce mot. J'avais tellement de mal à la reconnaître que je commençais sérieusement à envisager cette possibilité. Me revenait en tête la discussion que j'avais eu avec Julien. La chapelle du démon. Les messes noires. Les cultes sataniques. Les sorcières. Tout ceci était absurde, allait à l'encontre de mon esprit scientifique, mais les événements des derniers jours avaient sévèrement entaillé ma rationalité. 

Quelle était la part de vérité dans les rumeurs qui circulaient sur Saint Firmin ? Stanis avait acheté la chapelle avec Armand. Mais pourquoi ? Armand récupérait peut-être un bien ayant appartenu à sa famille avant la guerre, mais Stanis... Qu'est ce qui l'avait poussé à se porter acquéreur ? 

Une idée folle m'avait traversée. J'avais pris mon téléphone.

"Salut Stan. Il me semble qu'on s'était promis... au moins un repas. Ce soir à l'Atelier Medicis ? 20 heures ? Je t'embrasse."

Et puis j'étais partie pour la fac. Le professeur Brunelli était capable d'aller à l'essentiel sans que je sois obligée de me noyer sous une masse de bouquins ésotériques plus ou moins douteux. 

"Ma petite Jeanne ! Vous avancez, j'espère ! J'attends les trente pages dont nous avions parlé la dernière fois."

Je n'osais pas lui dire que ma rédaction en était au point mort. Mais de toute façon, je n'étais pas là pour parler de ma thèse. 

"Qu'est ce que vous savez des messes noires, des célébrations démoniaques, des envoûtements...? Enfin, ce genre de choses, quoi...

- Je ne savais pas que vous vous intéressiez à l'occultisme, Jeanne... Ne me dites pas que vous voulez changez de sujet de thèse ! En même temps, c'est un monde passionnant vous savez ! Passionnant ! Et vous pouvez sans aucun doute tisser des liens avec tous vos monstres... 

- Oui, en effet. Je voulais savoir si je pouvais trouver des échos à mes recherches dans ces domaines... que je connais mal.

- Hum. Et le sujet est vaste, très vaste.

- Eh bien... Par exemple, dans la région de Tours... Vous savez si...?

- Il faudrait que je vous oriente vers un de mes collègues du département d'anthropologie. Ils adorent aller fouiller au fin fond des campagnes pour trouver des paysans encore bourrés de superstitions."

Il s'était mis à rire. 

"Soyons sérieux, Jeanne. C'est dans les livres qu'on trouve des réponses. Toujours."

Il s'était installé derrière son bureau et je m'étais assise en face de lui, contemplant les pyramides d'ouvrages disposées dans le plus grand désordre derrière son fauteuil. Les étagères de ses bibliothèques étaient pleines, et ployaient sous le poids de tout ce savoir. Sur son bureau étaient posés pelle-mêle des travaux d'étudiants, des revues, des livres garnis de marque-pages cornés. 

"Les messes noires, c'est un grand classique du décorum sataniste. Avec les pentagrammes, les crucifix inversés, les bougies noires, que sais-je encore ! L'iconographie est vaste, bien que répétitive, croyez-moi. On les nomme "messes de vaine observance", "messes de Saint Sécaire", "messes magiques" ou même "messes amoureuses". Ce sont toutes des profanations des rites chrétiens, célébrées par des prêtres défroqués, des évêques errants, des catholiques pervertis qui disent détenir des connaissances interdites. Elles ne sont que parodie, blasphème, avilissement des symboles de la liturgie romaine."

Le professeur s'animait à mesure de son exposé. 

"L'histoire abonde de récits liés à la magie noire. De Gilles de Rais, le compagnon de Jeanne d'Arc pendant la guerre de Cent Ans aux folies de Madame de Montespan, la maîtresse de Louis XIV, ce n'est que sacrifices d'enfants, évocations démoniaques, fabrication de potions d'amour ou de mort. Sorciers et sorcières. Et Aleister Crowley ? Anton La Vey, plus prêt de nous, ça ne vous dit rien ?

- La Bible Satanique, c'est bien ça ? Le type lié au rock californien et à Charles Manson ? 

- Haha, oui c'est ça, celui qui apparaît sur la photo de pochette d'Hotel California. Mais nous nous éloignons de votre sujet je pense. Vous savez, encore aujourd'hui il existe des cultes secrets. Des magiciens, des alchimistes, des tantriques gauchers et des initiés de cultes sexuels obscurs continuent à rechercher et à pratiquer les connaissances interdites.

- Et justement, qu'en est-il des aspects... sexuels ?

- Eros et Thanatos sont intimement liés. L'amour et la mort. Les messes noires vont toujours de pair avec des rituels sexuels. Pour blasphémer le Christ, pour souiller les symboles chrétiens, mais aussi pour s'attirer les faveurs de tel individu, ou au contraire pour le détourner d'un ou d'une autre, pour rendre un homme impuissant, ou une femme infertile. Ou tout simplement pour le plaisir de s'adonner à des fêtes orgiaques. Vous savez Jeanne, les rituels de ce genre ne datent pas de l'invention du christianisme. Ils existaient bien avant, et on les retrouve dans de nombreuses traditions religieuses. En Afrique, en Asie, en Amérique, partout. En Europe, dès l'antiquité, on a eu connaissance de rituels et de liturgies secrètes, ne rassemblant qu'un tout petit nombre d'initiés. 

- Quel genre de rituels ?

- Le culte de Dionysos par exemple. C'est une divinité dont on ne connait qu'imparfaitement l'origine. Peut-être indienne ou mésopotamienne. Dans la tradition grecque, il est le fils de Zeus et de Perséphone. C'est comme vous le savez le dieu du vin, de la végétation arborescente et des sucs vitaux, la sève, le sperme, le lait, le sang.  Il très populaire dans toute l'antiquité. Mais tous ne le célèbrent pas de la même manière. Dieu de l'ivresse et de l'extase, il permet à ses fidèles de dépasser la mort, le vin aidant à conquérir l'immortalité. La transe mystique, la fermentation, les cycles de régénération lui sont liés. Dans les mythes, on raconte qu'Héra, jalouse, fait découper Dionysos encore nouveau-né en morceaux, puis le fait cuire dans une marmite. Mais Athéna ramasse pourtant son cœur et le donne à Zeus qui en féconde ensuite Sémélé, une de ses maîtresses. Il connait donc deux naissances, ou alors une résurrection. Le culte dionysiaque culmine avec des célébrations lors du solstice d'hiver. C'est une divinité chthonienne, souterraine, infernale, complémentaire et opposée à la fois à Apollon, le dieu solaire. D'ailleurs il est souvent associé au bouc, comme Satan ou Lucifer. 

Les dionysies étaient des fêtes publiques, mais il existait aussi un important culte secret, les bacchanales, comportant des cérémonies initiatiques, réservés à des élites, les thiases. Ces rituels cachés se déroulaient souvent dans des cavernes et la nuit, et la dimension ésotérique de la résurrection du dieu était centrale. Ils donnaient lieu à des sacrifices, mais aussi à des transports dus à l'ivresse ou à la consommation de drogues végétales, à des fureurs sacrées et à des excès de toutes sortes, notamment sexuels. Mais ces cultes orgiaques semaient le désordre et ils ont finis par être interdits au IIe siècle avant Jésus-Christ. 

- Et ça s'est arrêté avec une simple loi ?

- Bien sur que non. Il existe même une résurgence contemporaine du culte de Dionysos, aux Etats-Unis et même en Europe. Des cultes à mystère au milieu des bois... "

La sonnerie de mon portable avait coupé le professeur dans son élan. Un message. Stanis.

"Bonjour Jeanne. C'est un plaisir de recevoir une proposition de toi... J'accepte, évidemment. A ce soir. Je t'embrasse."








Le clavier vampireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant