Célia avait failli rencontrer un de ses contacts sur le site, un certain Milo, qui n'habitait qu'à une centaine de kilomètres. Il était mignon, sympa, et sexy. Ils adoraient s'attiser l'un l'autre par claviers interposés, et ils étaient prêts à sauter le pas. Je crois qu'elle était un peu amoureuse de lui. Elle se plaisait avec son petit ami, Bastien, rencontré en licence à la fac, mais au bout de quelques années, l'envie de vivre d'autres expériences la tiraillait nettement, d'autant qu'il ne vivait pas comme nous à Tours, mais à Lyon où il travaillait pour une compagnie d'assurances. Cette histoire avec Milo prenait chaque jour de l'ampleur et elle était tout à fait résolue à faire sa connaissance dans le monde réel, mais lui freinait des quatre fers pour se replier sur le virtuel et ses avantages. Ils restaient toujours en contact, chacun pouvait continuer à idéaliser l'autre et, même si elle ne me l'avouait qu'à demi-mots, en gloussant, ses yeux noirs brillant de malice, je crois ils n'étaient pas en peine pour se donner du plaisir ainsi.
Il faut rajouter que dans cette bulle qu'était le site, il était parfois très compliqué de passer le cap d'une rencontre concrète. Les relations atteignaient une forme d'équilibre à travers l'écran, souvent avec une profonde sincérité et un réel attachement, et mettre en péril cette position stable et rassurante, ce cocon du chacun chez soi, faisait peur à la majorité des utilisateurs du site. Beaucoup, comme nous, avaient des vies ordinaires en dehors d'internet, souvent des copains ou des copines, des maris ou des femmes, et le site était un plus dans leur existence, un moyen de se sentir vivre ailleurs, sans pour autant éprouver le besoin d'intégrer cette vie parallèle dans leur quotidien. Certains pensaient qu'elle aurait perdu de son bouillonnement ou de son authenticité. Sans bien sûr parler de l'angoisse de décevoir l'autre.
Des couples se formaient pourtant, parfois pour une nuit, un mois, plus rarement pour plus longtemps, mais tout était finalement envisageable.
Avec Célia, nous nous étions promis que nous resterions des débauchées virtuelles. Il n'était pas question une seule minute de ne pas dissocier le site et nos "vraies" vies.
Pourtant, c'est bien le clavier qui m'a vampirisée. Le jour où le pseudo Vlad est apparu dans la liste des membres connectés.
Avant que toute cette histoire commence, Célia avait Milo, et moi j'avais rencontré Simon. Sur le salon musique. Il était guitariste, écrivait avec une grande maîtrise, était plus âgé aussi. Il vivait entre New York et Berlin, où l'emmenaient ses séances d'enregistrement à cette époque. Il jouait dans un groupe de jazz, me faisait découvrir un univers que je ne connaissais que mal. Je crois que je l'intéressais aussi avec mes histoires de gargouilles et de manuscrits précieux. Cette complicité avait petit à petit fait naître chez tous les deux une envie de se découvrir en vrai. Des mots plus tendres s'étaient inscrits dans nos conversations, des allusions plus appuyées, et bientôt les sous-entendus étaient devenus des messages très clairs, où avec une finesse exquise, il me poussait à sauter le pas, et où finalement, je n'arrivais qu'à exprimer tout mon intérêt sans parvenir à convenir d'un moyen de se rencontrer.
J'avais quand même cédé sur un point, malgré toute ma trouille de rencontrer ce mec, l'échange de nos numéros de téléphone. On était en contact chaque jour, d'abord par texto, et puis on avait fini par s'appeler. Je lui parlais de mes étudiants à la fac, de mes articles pourris pour le journal, et aussi de mes recherches. Lui était intarissable sur les musiciens de jazz, il m'envoyait des liens youtube pour aller voir tel concert de Coltrane en France en 1965, telle video de Miles Davis à Montreux en 1986, tel passage télé de Chet Baker en 1956. Il était un véritable érudit en la matière et tout ce savoir ne pouvait que me le rendre encore plus attirant, encore plus désirable. D'autant que toute cette musique, entêtante, grisante, toute cette sueur sur les trompettes ou les pianos, exacerbait ma sensibilité, titillait mon impudeur, si prompte à se déclencher lorsqu'il n'y avait aucun autre enjeu que l'amusement, agaçait mes sens de manière exquise. Une hyperesthésie envoûtante.
Mais malgré tout, j'avais été incapable de passer le cap de la rencontre. Et Simon s'était impatienté, puis lassé, et nous avions progressivement espacé les contacts téléphoniques, puis les messages sur internet, jusqu'à n'avoir plus que des échanges polis de temps en temps.
Et puis un soir, au hasard de mes clics... Vlad.

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Le clavier vampire
Paranormal" Qu'est-ce que tu es ? - Je suis ce que je suis." Fantastique et érotisme, histoire et secrets, se croisent dans le récit vénéneux d'un amour incandescent, où rêves et réalité se chevauchent dans une atmosphère de fièvre nocturne. Attention, de no...