48 : La mort qui rode

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Célia était prostrée sur son canapé. Le canapé sur lequel je l'avais quittée nue, alanguie, en extase. Nos corps gorgés de vie, présents au monde, saisis dans la puissance de leurs bouillonnements. Enivrés de sexe pur. Les yeux de Stanis. Ses mains, le souvenir de sa langue... Ces moments d'abandon, d'égarement, de folie.

Elle ne pleurait pas mais restait immobile, repliée sur elle-même, les genoux remontés jusqu'au menton, ses boucles retombant sur son visage. Elle portait un vieux bas de jogging défraîchi et un tee-shirt informe d'une couleur indéfinissable. Ses joues étaient maculées du noir de son mascara qui avait coulé. Elle était pâle, ses cheveux étaient sales, et des kleenex en boule jonchaient le sol et les coussins autour d'elle. 

"Ma chérie, il faut que tu bouges, que tu manges, que tu prennes une douche."

Je m'étais assise à côté d'elle et je l'avais doucement enveloppée de mes bras, la berçant comme un petit enfant. 

"Célia, ma petite chatte... Je suis là... Parle-moi...

Des sanglots dans la voix, elle avait fini par articuler l'horreur. 

- J'y arrive pas... J'ai tous les moments passés ensemble dans des bars, des boites, qui reviennent... Ses parents, tu imagines...? Vingt-quatre ans... Elle allait devenir avocate. J'arrête pas d'y penser. Ça pourrait être moi. On sortait tout le temps dans les mêmes endroits... "

 Sophie. Une des compagnes de fête de Célia. Une de celles qui fréquentaient l'Excalibur avec elle. Je n'avais pas reconnue sur la photo que m'avait envoyé Julien. Les dessins sur le visage, la nudité crue. La mort.

Mais ce corps de femme retrouvé près de la chapelle Saint Firmin, c'était elle. La famille de la jeune fille, inquiète de n'avoir pas de nouvelles, avait signalé sa disparition. Le commissariat de Tours avait pris contact avec la gendarmerie. Une correspondance entre cette affaire et la macabre découverte avait été faite. Les parents de Sophie, dévastés, avaient formellement reconnu leur fille, étendue sur une des tables en inox de l'institut médico-légal, inerte, glacée, vidée de son sang, de sa force vitale. Morte.

Sa sœur avait pris contact via Facebook avec les filles dont Sophie lui avait parlé, et qui apparaissaient sur pas mal de photos. Il fallait bien annoncer la nouvelle. Célia avait tenté de me joindre pendant la soirée, à plusieurs reprises, et le lendemain matin encore. J'étais trop absorbée par Axel. Je n'avais pas répondu. 

Vers onze heures, j'avais fini par décrocher. Elle était abasourdie, en larmes, bouleversée par ce crime qui touchait l'une de nous, et j'étais partie immédiatement. Axel avait insisté pour m'accompagner. Il s'était chargé des billets de TGV, et du taxi qui nous avait conduits à la gare Montparnasse. En une heure trente, nous étions à Tours. Axel avait tenu ma main durant tout le trajet. J'avais brièvement expliqué la situation, le corps sans vie, les bois, la chapelle, et je lui avais parlé de Célia, de ses sorties, de ses folies nocturnes. Je n'avais pas parlé de Stanis. Ou du moins, je n'avais aucunement mentionné le fait qu'il soit un peu plus que l'amant de Célia. Mais qu'était-il pour moi, après tout ? Rien. Rien de plus qu'une toquade sexuelle. Un emballement fugace. Une inclination frivole. Et d'ailleurs, nous n'avions presque rien fait. C'est du moins tout ce que je me répétais pour me rendre les choses plus vraies, plus réelles, incontestables.  

Axel n'avait pas posé plus de questions, mais il avait dû deviner mon trouble. Il savait déjà. C'était une évidence. Une crispation dans sa main, une raideur dans sa nuque. Il savait. Je sentais chez lui une inquiétude. Une angoisse que je ne parvenais pas pleinement à déchiffrer, et qui allait au-delà de la situation.

Je m'étais précipitée chez mon amie, et j'avais demandé à Axel de me laisser seule avec elle, lui confiant les clés de mon appartement. En le voyant s'éloigner dans le taxi, un vide avait creusé mon ventre. Son éloignement physique était comme une piqûre pénible dans ma chair. Un manque douloureux. Mais le lien était là, et il n'était pas loin. Il avait étrangement toute ma confiance. Et elle avait besoin de moi.

Célia avait fini par se mettre debout. Je l'avais accompagnée dans la salle de bain, et je l'avais aidée à ôter ses vêtements. J'avais fait couler l'eau de la douche, pour qu'elle soit bien chaude, et j'avais tenté de ramener le corps de Célia au monde des vivants. J'avais frictionné sa peau avec un gel douche parfumé, j'avais caressé son dos, massé ses épaules, ses bras, ses mains, j'avais lavé et démêlé ses longs cheveux bruns. Je lui avait passé son peignoir de bain et j'avais cherché des vêtements dans son armoire. Une culotte de coton, un jean, un soutien gorge et un tee-shirt propres et un pull rose qu'elle aimait beaucoup porter. 

J'avais préparé une casserole de purée Mousline, et j'avais sorti deux tranches de jambon blanc qu'elle avait dans son réfrigérateur. 

"Jeanne, tu sais, on rencontrait plein de gens bizarres pendant toutes ces soirées. Des mecs bourrés, des mecs qui cherchent des plans cul, des mecs qui essaient de tromper leur solitude... Je suis sûre que c'est un de ces types qui a fait ça. 

- On ne sait pas. C'est possible. C'est la police qui s'occupera de tout ça.

- Tu crois qu'ils vont m'interroger ?

- C'est probable, oui. Sans doute sur ses connaissances, son entourage, sur la dernière fois que tu l'as vue, ce genre de trucs...

- Waouh, comme dans les films... Beaucoup moins marrant en vrai...

- Ouais, comme dans les films, ma belle...

- On aurait vraiment dû faire plus attention... Moins boire, moins traîner, moins danser avec n'importe qui... 

Elle avait marqué une hésitation, et avait rajouté :

- Moins baiser avec n'importe qui. 

- Ne dis pas ça. Vous avez profité de la vie, c'est tout ! 

- Il faut que j'essaie de me souvenir de tous ces types. Faire une liste, peut-être ? Il faudrait que je voie les autres filles de la bande. Mais je n'ose pas les contacter. 

- Tu as des soupçons ? Tu penses à quelqu'un en particulier ?

- Pffff, j'en sais rien. On rencontrait tellement de monde, des gens d'une soirée, qu'on ne revoyait pas ensuite pour la plupart.

- Oui. Mais regarde, toi, tu revois Stanis. Il n'y a pas un mec avec qui elle aurait eu une aventure, et qui l'aurait ensuite poursuivie de ses ardeurs ? Ou un mec qu'elle aurait éconduit, et que ça aurait rendu dingue ? 

- Ça pourrait être n'importe qui ! J'en sais rien ! 

Elle s'était remise à pleurer. 

- Excuse-moi de remuer tout ça. Ce n'est pas à moi de mener l'enquête. Pardon.  

- Je sais qu'elle a revu Stanis. 

- Quoi ?

- Je sais qu'elle a revu Stanis après la première soirée. Je crois qu'ils ont couché ensemble. 

- Il te l'a dit ?

- L'autre jour, on a déjeuné ensemble, et j'ai pris son téléphone pour regarder des photos qu'elle avait prises lors d'une soirée. Et le truc des textos s'est ouvert. J'ai vu qu'ils avaient échangé plusieurs messages. J'ai pas pu voir quoi, mais j'ai vu son nom. 



Le clavier vampireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant