14 : Le professeur et les symboles

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Les investigations que nous avions menées sur Stanis m'avaient interpellée sur le fait que je pourrais aussi chercher des informations sur Axel. Je respectais sa discrétion, mais malgré cette réserve, ma curiosité me poussait à effectuer des recherches. 

En tapant "restaurateur d'œuvres d'art" dans la barre de recherche Google, je tombais presque exclusivement sur des articles qui orientaient vers des formations à ce métier. Cinq écoles en France étaient habilitées à enseigner ce savoir-faire délicat. J'avais ensuite ajouté le terme "artisan" à ma recherche et j'étais tombée sur des sites répertoriant des ateliers et des restaurateurs particuliers, mais aucun ne correspondait à Axel, y compris en rajoutant son prénom dans les termes de recherche, y compris en éclusant les noms de tous les restaurateurs référencés sur internet. J'avais également exploré les sites des écoles de restauration, espérant trouver je ne sais quoi sur les anciens élèves, mais rien. J'avais tellement peu d'éléments, que je m'étais résolue à clore cette enquête.

J'avais de toute façon rendez-vous à la faculté, dans le bureau de mon directeur de recherches, le professeur Serge Brunelli. Je culpabilisais de n'avoir pas avancé d'un pouce ces derniers jours, et je comptais sur lui pour m'aider à débloquer mon travail. J'avais réussi à tisser une relation cordiale, pour ne pas dire amicale, avec cet éminent érudit, plus à l'aise en tête à tête avec un codex enluminé du XIème siècle, qu'avec un amphithéâtre rempli de la centaine d'étudiants qui étaient censés assister à ses cours magistraux. Il avait la réputation d'être un brillant historien de l'art - il l'était, spécialisé dans l'iconographie religieuse en Europe et en Asie - mais un piètre pédagogue. Il passait souvent pour un original qui "planait un peu trop", et qui avait tendance à snober moins savant que lui. Il était gauche et embrouillé quand il devait s'adresser à un public post-adolescent, des étudiants pas toujours concentrés, bavards et souvent peu intéressés, mais s'avérait passionnant lors d'un entretien en petit comité, et ses publications étaient d'une qualité et d'une limpidité remarquables. D'une cinquantaine d'années, il avait fait de l'art du passé sa vie, et méprisait les existences trop conventionnelles à son goût de ses collègues mariés ou parents, et il n'éprouvait que dédain envers les étudiants de licence. 

"Bonjour Jeanne, asseyez-vous, je vous en prie. Je vais vous offrir un maté."

Le professeur Brunelli avait pris l'habitude de ramener de ses voyages des manies parfois étonnantes pour ceux qui le côtoyaient. D'un récent séjour en Argentine, il avait rapporté cette boisson stimulante proche du thé et du café, mais dont l'intérêt principal pour lui était le mode de préparation et de dégustation. Les feuilles de yerba mate devaient infuser dans une petite calebasse remplie d'eau chaude - il en possédait quatre, finement décorées - et le maté ainsi obtenu se buvait traditionnellement à l'aide une bombilla, une sorte de paille métallique servant aussi de filtre. 

Tandis que je sirotais mon infusion, un peu amère mais savoureuse, nous avions longuement discuté de mon mémoire. Il m'aiguillait sur des pistes auxquelles je n'avais pas pensé, me conseillait des lectures, me recommandait des visites. Il s'animait toujours quand on le lançait sur un sujet qui lui plaisait. Je crois que j'avais réussi à me faire apprécier de lui, et de mon côté, j'étais persuadée que sa dureté n'était qu'une façade.

"Vous savez Jeanne, quand vous êtes bloquée comme ceci, c'est en vous qu'il faut chercher des éléments pour redémarrer. Parfois, une pensée qui semble sans rapport avec son travail, mais qui malgré tout vous taraude l'esprit, peut être le point de départ d'une nouvelle piste de recherche. Par exemple, quand je rédigeais mon petit ouvrage sur les représentations du ciel d'orient au Moyen Age, c'est en pensant, un peu trop à mon goût, à des prévisions astrologiques idiotes que j'avais lues dans un magazine feuilleté dans la salle d'attente de mon dentiste que j'ai su qu'il était indispensable de mettre en perspective l'iconographie astrale de l'islam avec les représentations occidentales du zodiaque pour dégager les influences spécifiques indubitablement chrétiennes ! 

- Eh bien en ce moment, c'est un animal qui n'est pas du tout un hybride ou une créature monstrueuse que j'ai en tête, avais-je répondu.

- Dites-moi donc de quel animal il s'agit.

- C'est le paon. "

Sans lui révéler le rêve qui me hantait effectivement de façon déraisonnable, je l'avais lancé dans une des tirades savantes dont il avait le secret. Et j'avais appris de nombreuses choses sur les symboles que véhiculait cet animal sur lequel je ne m'étais jamais penchée.

" - Eh bien, c'est fort intéressant ! Le paon, comme vous le savez sans aucun doute, est dans l'antiquité classique associé à la déesse Héra, l'épouse de Zeus. Il est avant tout un symbole solaire, ce qui correspond naturellement au déploiement de sa queue en forme de roue. 

Mais saviez-vous qu'à la fin de l'Antiquité et au Moyen Âge, on croyait que la chair du paon était imputrescible ? Pour cette raison, il est devenu un puissant symbole d'immortalité. Il est ainsi considéré comme un mets de choix jusqu'au XVIIIème siècle ! Aujourd'hui, on ne le verrait même pas comme un aliment comestible !

Dans le monde asiatique, il est l'emblème de la dynastie solaire birmane, et est utilisé en sacrifice dans des rituels d'appel à la pluie, liés à la fertilisation terrestre.

- Des rituels...?

- Hum... je tenterai de retrouver l'ouvrage qui en parle... Il doit être quelque part au fond de ma bibliothèque... A moins que je ne l'aie prêté à un étudiant en langues orientales il y a quelques années... Je ne sais plus.

Il est aussi un symbole de la beauté et du pouvoir de transmutation, car l'éclat de son plumage est supposée produit par la transformation spontanée des venins qu'il absorbe en détruisant des serpents. Il s'agit là surtout d'un symbolisme d'immortalité. C'est ainsi qu'on l'interprète en Inde, car Skanda, le dieu hindouiste de la guerre, toujours accompagné d'un paon dans ses représentations, transforme les poisons en breuvages d'immortalité.

- L'immortalité... Comme...

- Écoutez encore : dans certaines traditions bouddhiques, il sert à exprimer des vœux de paix et de prospérité, et est aussi appelé l'entremetteur, parce que son seul regard, dit-on, suffit à faire concevoir une femme.

- Concevoir ? Il rend les femmes enceintes... comme ça ?"

Le professeur s'était lancé dans un exposé qu'il était impossible d'interrompre.

" Chez nous, dans la tradition chrétienne, le paon symbolise aussi la roue solaire et de ce fait est aussi un signe d'immortalité ; sa queue évoque le ciel étoilé. Tiens, je vous en parlais tout à l'heure, ma chère Jeanne ! L'iconographie occidentale représente parfois les paons s'abreuvant dans le Calice eucharistique, souvent associé au Graal, lui aussi lié à la vie éternelle. Et au Moyen-Orient, ils sont représentés de part et d'autre de l'Arbre de Vie, symboles de l'âme incorruptible et de la dualité psychique de l'homme. 

Dans les traditions ésotériques, le paon est un symbole de totalité, en ce qu'il réunit toutes les couleurs sur l'éventail de sa queue déroulée. Il indique l'identité de nature de l'ensemble des manifestations et leur fragilité, puisqu'elles apparaissent et disparaissent aussi vite que le paon de déploie et se replie. *"

La vie, la beauté, l'immortalité, la transmutation, la fertilité, la dualité de l'âme. 

"Sa symbolique héraldique a été adoptée par plusieurs familles, Santaria au Brésil, de Vennet-Sandres en France, Guttershap en Allemagne, Baguet en Belgique et Bartisu en Hongrie", avait rajouté le professeur pour conclure.

Pourquoi un tel animal m'était-il apparu de manière aussi puissante et réelle ? Était-ce seulement de moi qu'il s'agissait ? Tout ceci me troublait profondément. 

J'avais hâte de rentrer chez moi, d'allumer mon ordinateur, et de retrouver Axel.

 * Source principale : CHEVALIER (Jean) , GHEERBRANT (Alain), Dictionnaire des symboles, mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris : Robert Laffont, Collection "Bouquins", 1982. (Note de l'auteur)











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