Préambule

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Je ne sais pas comment je pourrais oublier cette journée-là. La vieillesse, la maladie m'y aideraient peut-être. En attendant, chaque minute reste gravée dans ma mémoire.

C'était un jour comme tous les autres. Le ciel était gris, lumineux, la chaleur du soleil perceptible malgré l'épaisseur des nuages. J'avais passé la matinée à jouer dans les marais autour de la maison pendant que ma mère s'occupait du potager. Je savais qu'elle m'appellerait bientôt pour le repas, d'ailleurs la faim commençait à se faire sentir. Mais quand j'ai entendu sa voix crier mon nom, j'ai tout de suite compris que quelque chose n'allait pas. Il était encore trop tôt et il y avait quelque chose... d'inhabituel. Un bourdonnement, au loin. J'ai couru pour la rejoindre.

Elle m'attendait sur le pallier, la porte de la maison grande ouverte. Quand je suis arrivé, elle s'est agenouillée et s'est mise à ma hauteur. Je me suis approché, lentement. Elle a posé ses mains sur mes épaules, m'a regardé dans les yeux et a dit : "Egan, les hommes du gouvernement viennent te chercher. Ils vont t'emmener avec eux et... nous ne nous reverrons plus. Tu devras être fort. Tu me promets que tu seras fort ?" J'ai promis. Elle m'a serré contre elle et m'a embrassé, avant de reprendre : "Quoi qu'il arrive, n'oublie jamais que je t'aime et que je t'aimerai toujours. Si quelqu'un ose prétendre le contraire, ce ne seront que des mensonges." J'ai fait oui de la tête. Le bourdonnement se rapprochait. Le ton de ma mère se fit pressant : "Egan, ne pleure pas devant eux. Tu ne dois pas leur montrer ce que tu ressens, tu entends ? Jamais ! Ce sera dur, mais un jour, tu seras un homme libre..."

Je ne comprenais rien de ce qu'elle disait et pourtant aujourd'hui encore, je me souviens avec exactitude de chaque mot prononcé. Tandis qu'elle se relevait, un véhicule motorisé s'est arrêté devant chez nous et le bourdonnement a cessé. Des hommes en sont descendus, tous habillés de la même façon. L'un d'eux s'est avancé et a parlé à ma mère. Il portait une arme à sa ceinture.

Quelques minutes plus tard, l'homme libre que je n'étais pas encore repartait avec les inconnus qui étaient venus le chercher. Assis à l'arrière du véhicule, encadré par deux adultes, j'étais pétrifié. J'avais peur. J'avais faim. J'avais sept ans et je retenais mes larmes car je l'avais promis à ma mère. Combien de temps avons-nous roulé ? Plusieurs heures, peut-être moins. Petit à petit, la peur s'est estompée et un sentiment nouveau l'a remplacée. "Quoi qu'il arrive", avait dit ma mère. Ma curiosité avait pris le dessus et j'étais désormais avide de découvrir ce qui allait se passer.

Quand notre voyage s'est terminé, la nuit était tombée depuis longtemps. Mes yeux me piquaient et je luttais pour ne pas m'assoupir. Nous sommes descendus de la voiture et une femme est sortie d'un bâtiment pour m'accueillir. Je l'ai suivie jusqu'à une salle immense. Au centre, sur une grande table rectangulaire, un repas m'attendait. J'ai dîné en silence. Alors que j'avalais ma dernière bouchée, deux hommes sont entrés et se sont dirigés vers moi. "Comment t'appelles-tu ?", m'a demandé le plus âgé. "Egan Fredericks, monsieur". Ils ont échangé un regard, puis l'autre a parlé à son tour : "A partir de maintenant, tu t'appelles Egan Dane."

Ce jour-là il n'y a pas que mon identité qui a changé. C'est ma vie toute entière qui a basculé.

Antagorria [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant