Le coup de main

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Les heures défilaient au ralenti. Egan aurait pu rentrer chez lui et attendre que la situation évolue d'elle-même, mais l'inaction lui pesait. Avant, lorsqu'il étouffait à la Couveuse, il profitait des creux dans son emploi du temps pour aller dans les marais. Depuis qu'il était en ville, il ne savait plus comment s'aérer les idées. A l'image d'une gigantesque toile d'araignée, les enchevêtrements de constructions d'Antagorria s'étiraient sans fin. Quelle que soit la direction dans laquelle on regardait, la vue était fermée. Sur les toits, c'était certainement différent, mais seuls les Citoyens de Première Catégorie avaient le droit de s'y rendre et d'y vivre. A l'École de Pilotage, on lui avait dit que ces citoyens privilégiés ne représentaient que quelques milliers d'individus, soit une infime fraction de la population. Et pourtant, c'étaient eux qui tenaient les rênes de ce monde. Egan se demandait à quoi ressemblait leur mystérieux dernier étage.

A défaut de pouvoir y aller, Egan imagina que s'il montait assez haut dans les escaliers, cela suffirait peut-être à estomper le sentiment d'oppression qu'il ressentait. Tout ce dont il avait envie en ce moment, c'était de voir un ciel suffisamment dégagé pour ne plus se sentir prisonnier de cette cage bétonnée. Il retourna là où il était monté quelques semaines auparavant, cette première fois où il avait vu la mer de loin. Il grimpa les escaliers de l'imposant édifice jusqu'à son avant-dernier étage, s'assit sur les marches et fuma une cigarette en observant les alentours. A cette hauteur, il n'y avait plus de logements sur les plates-formes et on ne voyait plus le sol. Seule s'étendait une forêt de piliers qui ne servaient qu'à soutenir le dernier étage. Il sursauta soudainement en entendant des voix derrière lui :

- "Ça ne passera jamais l'entrée si on ne le retourne pas..."
- "L'un de vous peut m'aider ?"
- "Fais attention à ce que tu fais, c'est fragile !"

Trois hommes vêtus de blanc s'essoufflaient à vouloir faire rentrer une énorme paquet à l'intérieur d'un ascenseur arrêté à l'étage du dessous. Leur fardeau, qui paraissait à la fois lourd et encombrant, était surdimensionné par rapport à la petite taille de l'ascenseur. Egan éteignit sa cigarette et se dirigea vers eux.

- "Même retourné, vous n'arriverez pas à le faire rentrer," les prévint-il en approchant. "Vous voulez que je vous aide à le transporter par les escaliers ?"

Les trois hommes se tournèrent vers lui. Leurs uniformes blancs étaient ceux des employés de restaurants.

- "C'est pas de refus," opina le plus jeune d'entre eux, "ce truc pèse une tonne !"

Les deux autres marmonnèrent des remerciements et s'écartèrent pour laisser de la place à Egan.

- "Qu'est-ce que c'est ?" interrogea le jeune homme en soulevant avec eux le volumineux paquet.
- "Une table sculptée en bois émeraude de Déllehn, arrivée ce matin pour équiper la salle des repas du Ministère," répondit l'un des cuisiniers. "Manque de chance, l'ascenseur de service s'est bloqué au niveau de la troisième plate-forme. On a poursuivi avec ceux réservés aux habitants, mais dans cet immeuble il n'y en a aucun qui monte directement aux terrasses..."
- "Ou alors ils sont trop petits," ajouta son collègue.

Ils acheminèrent prudemment l'imposant objet dans les escaliers et l'emmenèrent jusque devant le portail qui fermait l'accès du dernier étage. L'un des hommes glissa son organe de liaison contre la serrure pour la déverrouiller.

- "Je ferais mieux de vous laisser ici," hésita Egan.

Une voix tonitruante se fit entendre :

- "Bon sang, c'est à cette heure-ci que vous arrivez ? Allez, dépêchez-vous, c'est l'heure de pointe en cuisine !"
- "Désolé, patron, le monte-charge est tombé en panne..."
- "Je me fiche de vos excuses," tempêta l'homme. "Magnez-vous, on ne va pas y passer la journée !"

Son regard vif croisa celui d'Egan. En un instant, il évalua la situation :

- "Tu les as aidés ?"
- "Oui," acquiesça Egan.

L'homme eut un hochement de tête comme si cela venait confirmer un fait connu de lui seul.

- "Quand vous aurez fini, passe me voir en cuisine."

Antagorria [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant