Les Bas-Quartiers

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Assise dans le grand fauteuil qui faisait face au lit, Sema inspirait et expirait lentement sans quitter Calum des yeux. Cela faisait déjà une vingtaine de minutes qu'il avait fermé les siens, mais il était encore trop tôt pour rompre le contact. L'homme avait été incroyablement facile à endormir, à tel point qu'il ne serait pas nécessaire de le droguer à nouveau lors des prochains rendez-vous. Il avait un cerveau particulièrement réceptif qui ne demandait qu'à s'abandonner et être pris en charge. C'était souvent le cas avec les personnes qui supportaient le mieux l'autorité, celles dont la discipline faisait tellement partie intégrante de leur personnalité qu'elles étaient l'archétype même des bons citoyens dont l'Administration rêvait de peupler Antagorria.

Tout en songeant à cela, Sema continuait d'exercer son contrôle hypnotique sur les rêves du Préfet, lisant dans son subconscient quels étaient ses fantasmes et l'entraînant avec elle dans le tourbillon de son propre monde imaginaire. Au moins cet homme-ci n'avait pas de désirs dégoûtants. C'était rarement le cas avec ses clients Antagorriens, dont le manque d'imagination allait souvent de pair avec une absence de perversité. On ne pouvait pas en dire autant de certains voyageurs originaires de Brascau ou des Anastides.

Elle joua encore quelque temps avec les pensées de l'homme, puis le laissa sombrer dans un sommeil plus profond, parsemé d'images feutrées et enivrantes. Lentement, les yeux de la jeune femme, qui s'étaient teintés d'étranges reflets violets, reprirent leur couleur bleue naturelle. Elle tourna légèrement la tête pour assouplir son cou et étira ses membres. Cette séance, comme toutes les autres, avait consommé son énergie vitale et elle se sentait épuisée. Sa respiration, qu'elle ne prenait plus la peine de contrôler, était presque haletante. Elle se força à reprendre son souffle, puis elle ramassa sa veste et se leva. Elle avait déjà remis sa tunique avant de prendre place sur le fauteuil, lorsque son client avait fermé les yeux et était entré en état de pseudo-hypnose. Elle s'étira encore, puis s'approcha de Calum. Il dormait profondément, un sourire béat sur le visage.

Sans faire de bruit, Sema sortit de la chambre. Bien que le logement disposât de plusieurs pièces, celles-ci n'avaient pas de portes. Aussi allait-elle devoir agir en silence. Un rapide coup d'oeil lui indiqua où se trouvait le bureau du Préfet. Elle s'y rendit en quelques enjambées et s'agenouilla devant le bureau. Le tiroir était fermé à clé, mais cela n'était pas un problème. Elle sortit une petite épingle de sa poche qu'elle fit agilement tourner dans la serrure. Au bout de quelques secondes, elle entendit un déclic et tira doucement sur la poignée. Elle sortit une pile de dossiers qui étaient rédigés en écriture tactile et fit rapidement glisser ses doigts sur chaque couverture pour les déchiffrer une à une. Deux des dossiers attirèrent son attention. Elle les mit à l'écart et prit un petit tube dans la poche sa veste. Il contenait un gel liquide qu'elle renversa sur les pages du premier dossier, qu'elle avait pris soin auparavant d'étaler à plat les unes à côté des autres. La matière se répandit sur les feuilles jusqu'à former une couche très fine qui les recouvrit entièrement. Après quelques instants, le gel se solidifia. La jeune femme le souleva avec précaution. Le liquide devenu solide n'avait laissé aucune trace sur le dossier mais en avait imprimé tous les reliefs. Elle le posa par terre pour qu'il finisse de sécher et elle renouvela l'opération avec le second dossier.

Quand elle eut terminé, elle remit les dossiers dans l'ordre et les replaça dans le tiroir, qu'elle referma et verrouilla à nouveau avec l'aide de sa petite épingle. Puis elle ramassa les deux copies gélifiées et les enroula autour de son ventre, sous sa tunique. Bien qu'ayant durci, les feuilles de gel étaient restées souples. Elle serra sa ceinture par-dessus son vêtement pour les coincer contre son corps et quitta l'appartement sans faire de bruit. Le Préfet, quant à lui, n'avait pas bougé un cil.

Sema prit l'ascenseur jusqu'au rez-de-chaussée et se rendit à la borne de sécurité. Là, elle remit le petit cylindre qui contenait son autorisation de passage aux gardes chargés de surveiller les allées et venues entre la ville et les Bas-Quartiers. En tant que Citoyenne de Troisième Catégorie, elle n'avait pas d'organe de liaison, aussi les militaires scannèrent-ils ses empreintes digitales pour contrôler son identité. Enfin, ils s'écartèrent pour la laisser passer et refermèrent la barrière derrière elle.

La jeune femme marcha d'un pas vif à travers le dédale de ruelles et tourna juste avant d'arriver au port. Elle passa derrière les hangars de pêche, ne prêtant aucune attention aux personnes qu'elle croisait. D'elles-mêmes, en la voyant, celles-ci s'écartaient en évitant soigneusement de croiser son regard. Elle arriva dans une impasse au bout de laquelle se trouvait la porte arrière d'une cantine collective. Sans hésiter, elle entra et traversa la cuisine dans laquelle une dizaine de commis étaient en train de s'activer. Nul ne s'offusqua de sa présence, et elle fit de son mieux pour ne pas déranger ceux qui travaillaient là. Au fond de la pièce, elle poussa une porte battante qui donnait sur un escalier en colimaçon. Elle grimpa jusqu'au deuxième étage et là, un long couloir la mena à une autre porte gardée par deux hommes à la carrure impressionnante. Quand ils la virent s'approcher, ils la saluèrent d'un hochement de tête.

- "Il est là ?" les interrogea-t-elle.
- "Oui, mais il n'est pas seul," répondit l'un des hommes.
- "Ca va bientôt se terminer," ajouta l'autre.

Sema patienta quelques instants dans le couloir. Les gardes ne s'étaient pas trompés car à peine une minute plus tard, la porte s'ouvrit et deux personnes sortirent de la pièce. La jeune femme attendit que la voie soit libre pour entrer à son tour.

- "Sema, ma belle, te voilà !"

L'homme qui venait de parler la serra chaleureusement dans ses bras et l'invita à prendre place sur l'un des canapés qui meublaient la pièce.

- "Tu as raté Morten de peu, il était encore là il y a un quart d'heure," lui annonça-t-il tout en lui servant une boisson teintée de bleu au parfum délicat. "Tu ne l'as pas croisé en arrivant ?"
- "Non," répondit la jeune femme en saisissant le verre. "Comment va-t-il, Viggo ?"
- "Bien. Il m'a demandé de tes nouvelles."
- "J'irai le voir bientôt."

L'homme s'installa face à elle et but quelques gorgées.

- "Comment s'est passé ton rendez-vous avec le Préfet ?"

Sema dégrafa le haut de sa tunique pour dégager les deux copies de dossiers qu'elle avait réalisées un peu plus tôt. Elle les tendit à Viggo.

- "D'une simplicité enfantine. Il était tellement impatient qu'il s'était déjà presque mis seul en état d'hypnose avant que j'arrive à son logement," ironisa-t-elle.
- "On avait mis les moyens pour le faire fantasmer," sourit Viggo. "Et puis, il faut reconnaître qu'il n'y a pas grand-monde capable de te résister."

Il fit glisser ses doigts sur les copies de dossiers et les parcourut dans leur entier.

- "Alors ?" s'enquit Sema une fois la lecture terminée.

Viggo posa les documents sur la table, l'air satisfait.

- "Rien à signaler... Ces imbéciles de policiers n'ont toujours pas repéré nos taupes. A en croire ces rapports, ils seraient même ravis des nouveaux éléments qui ont intégré leurs troupes !"

Il leva son verre et trinqua avec la belle jeune femme assise en face de lui.

- "A la santé de nos inflitrés," annonça-t-il.
- "Et à la réussite de leur mission," ajouta Sema avant de vider son verre d'un trait.

Antagorria [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant