Les opinions du Gouverneur

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La chaleur suffocante poussa Egan à sortir de chez lui bien avant l'heure à laquelle il était attendu au bureau du Gouverneur. À cause de son statut d'étudiant, le logement du jeune homme ne bénéficiait pas d'une bonne ventilation, et Egan ne réunissait jamais assez de tickets de confort pour obtenir de quoi le climatiser pendant la saison chaude. Ses tickets partaient toujours très vite en fumée, et au sens propre puisqu'il les utilisait principalement pour acheter des cigarettes.

Depuis que la sanction de l'Administration avait été levée quelques mois plus tôt, Morten n'apportait plus de paquets supplémentaires à Egan, conformément à la demande de ce dernier. Le Régisseur lui en aurait très certainement amené encore si le jeune homme le lui avait demandé, mais Egan n'était pas à l'aise avec cette idée. La vie dans les Bas-Quartiers avait l'air suffisamment pénible, alors autant que ces paquets profitent à quelqu'un d'autre.

Pendant toute la saison chaude, d'étouffantes brumes de chaleur s'abattaient par vagues sur la ville. L'Université était climatisée, aussi Egan songea-t-il un instant à y retourner. Mais il avait déjà passé la matinée à buter sur un problème complexe à résoudre, et y retourner maintenant ne servirait à rien s'il ne pouvait pas avancer dans ses travaux. Mieux valait passer du temps sur autre chose, car cela lui permettrait de s'éclaircir les idées. Et pour ça, la bibliothèque du Gouverneur était idéale.

Outre leur caractère divertissant, tous les livres, traités scientifiques et journaux de bord qu'Egan avait déjà lu l'avaient aidé à mieux appréhender ce monde dans lequel il vivait. Ces lectures, dont certaines s'étaient avérées passionnantes, avaient aussi ouvert une fenêtre sur d'autres cultures et sur des modes de fonctionnement différents. Revers de la médaille, chaque réponse à une question faisait naître de nouvelles interrogations. Egan, qui par son histoire personnelle s'était toujours senti en opposition face à la toute-puissance de l'Administration, en venait parfois à douter. Certes, les Citoyens étaient privés de liberté. Mais s'ils disposaient de leur libre-arbitre, parviendraient-ils encore à survivre dans cet univers hostile ? À l'opposé, la survie d'un groupe dans son entier suffisait-elle à justifier que l'on esclavagise une partie de la population ? La réintégration des habitants des Bas-Quartiers au reste de la ville et la refonte du système provoqueraient-elles réellement l'anarchie tant redoutée par les hautes instances ? Et qui aurait la capacité d'unir un peuple qui vivait séparé depuis des décennies, des siècles même, à tel point que les autochtones se comportaient comme s'ils habitaient deux planètes distinctes ? C'était un véritable casse- tête, propice à attiser toutes les passions, et Egan n'en comprenait que mieux la farouche résolution des instances dirigeantes à vouloir entraver autant qu'elles le pouvaient la libre- pensée du peuple. L'équilibre était précaire et il suffisait d'un rien pour basculer dans le chaos. Et pourtant... L'anarchie n'était-elle pas le seul évènement qui avait le pouvoir de faire basculer l'ordre des choses ?

Quand Egan restait tard au bureau du Gouverneur, fasciné par les récits rédigés dans l'Écriture Standard Unifiée qu'il déchiffrait désormais avec une facilité déconcertante, il arrivait qu'il soit tiré de ses réflexions par le retour d'Angus Mauroy. Le dirigeant, qui était toujours très occupé, se servait occasionnellement de son bureau privé comme d'un pied à terre où il venait se reposer entre deux réunions tardives au Ministère. Si Egan était encore là, le Gouverneur ne manquait jamais de lui offrir à boire et écoutait ensuite avec attention les résumés que le jeune homme lui faisait de ses lectures.

Au début, Egan se limitait à des récits factuels qui engageaient rarement son propre avis. Angus Mauroy, pour sa part, accueillait toujours ces comptes-rendus avec neutralité, si bien que le jeune homme n'avait aucun moyen de connaître les opinions du Gouverneur. Au fil des mois, Egan se sentit plus en confiance et il en vint à compléter ses exposés par des analyses très personnelles, certaines frôlant même dangereusement le crime de lèse- majesté. Notamment quand le jeune homme remettait ouvertement en cause l'existence du Ministère ou le bien-fondé de l'Administration. Lorsque cela se produisait, Angus Mauroy redoublait d'attention mais se gardait toujours d'intervenir. Il laissait Egan parler, aller jusqu'au bout de ses théories, se tromper, revenir en arrière, explorer de nouvelles pistes. Et lorsque le jeune homme était arrivé au bout de ce qu'il avait à dire, le dirigeant le remerciait invariablement pour son argumentaire. Il lui souhaitait ensuite une bonne nuit et demandait à un garde de l'escorter jusqu'à chez lui, afin que le jeune homme n'ait pas d'ennuis avec les patrouilles.

Egan n'en était pas certain, mais il avait eu l'impression furtive qu'un soir, alors qu'il élaborait une théorie à charge contre le système sociétal antagorrien, l'oeil du Gouverneur avait pétillé d'intérêt quand il s'était mis à évoquer d'extravagantes pistes de sortie.

- "Ton imagination est épatante," avait alors affirmé le dirigeant. "C'est une qualité rare. Fais en sorte de ne jamais t'en défaire."

Ce fut la seule fois où Angus Mauroy s'autorisa un commentaire pendant l'un des compte- rendus d'Egan.

Antagorria [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant