Une parole qui a un prix

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- "Non ?" répéta Egan, dubitatif.

L'homme ne développa pas.

- "Tu n'as pas soif ?" s'enquit-il à la place.

Le jeune homme contempla le liquide ambré qui remplissait son verre.

- "La dernière fois que vous m'avez offert à boire," se remémora-t-il, "je suis sorti en m'appuyant aux murs et j'ai failli ne jamais retrouver le chemin de mon appartement."

La remarque fit sourire le Gouverneur.

- "Une cigarette ?" proposa-t-il alors en sortant un paquet de son tiroir.

Cette fois-ci, Egan accepta. Il l'alluma avec le briquet qu'il avait involontairement emporté lors de la soirée à laquelle il venait justement de faire allusion. Si le dirigeant s'en aperçut, il ne commenta pas. L'homme termina son whisky et se resservit aussitôt.

- "Elsa Sotto, Ove Patel et Aaron Mazar. Connais-tu ces noms ?"

Egan secoua la tête en signe de négation.

- "Ce sont les trois Grands Conseillers avec lesquels je partage une chaire au Conseil Suprême."

Le jeune homme se souvint des explications que Denato lui avait donné lors de sa prise de poste au Ministère, au sujet de l'organisation structurelle d'Antagorria. Le Conseil Suprême était l'entité qui se trouvait tout en haut de la pyramide et qui régissait la planète en édictant ses lois.

- "Ce sont les représentants de l'Administration ?"

Angus Mauroy croisa le regard d'Egan :

- "Non, ils ne la représentent pas. Ils sont l'Administration."

La nuance était de taille.  L'homme poursuivit :

- "Une fois par décade, je les vois à l'occasion du Grand Conseil, une réunion de travail pendant laquelle nous essayons de traiter au mieux toutes les problématiques qui concernent l'avenir de la planète. Ce n'est pas une mince affaire car lorsque les avis sont divergents, la réunion peut se transformer en bras de fer et laisse peu de place à la coopération."

Le dirigeant se leva et continua de parler en marchant :

- "Le Grand Conseil a toujours lieu dans la Première Tour Administrative. Tu as déjà dû la voir, c'est le bâtiment le plus haut de toute la ville, celui qui surplombe même les toits- terrasses. La salle dans laquelle nous nous réunissons se trouve au sommet de cette tour. C'est une pièce très impressionnante, avec une hauteur de plafond d'au moins dix ou quinze mètres et des fenêtres panoramiques à travers lesquelles on peut voir à des kilomètres. Au centre, il y a juste une table, immense, et quatre fauteuils. Chaque membre du Conseil est assis face à un coté de cette table. Bien que nous soyons tous très éloignés les uns des autres, l'acoustique est telle qu'il n'est jamais nécessaire de parler fort. Nous nous entendons parfaitement, d'un point de vue physiologique en tous cas. Car nous nous querellons régulièrement lorsque nous sommes en désaccord."

Egan, qui se demandait où Angus Mauroy voulait en venir, l'écoutait avec attention.

- "Lorsque l'on domine ainsi tout Antagorria, il est facile de se prendre pour le maître du monde," observa le dirigeant. "C'est d'ailleurs ce que la Grande Conseillère Elsa Sotto semble croire. Du haut de sa tour d'ivoire, elle impose sa volonté et sa vision sur le destin de la fourmilière. Ses deux alter ego la laissent faire. Pourtant, le plus dangereux et redoutable des trois, ce n'est pas elle. C'est Aaron Mazar."

Le Gouverneur se tourna vers Egan et enchaîna :

- "Il y a dix-huit ans environ, les services administratifs sont parvenus à localiser une fugitive qui était recherchée depuis de nombreuses années. En rébellion contre le système, elle avait fui sa condition et avait choisi de se réfugier dans les marais avec l'enfant qu'elle portait. Vois-tu de qui je parle ?"

Le cœur d'Egan fit un bond dans sa poitrine. Il ne voyait que trop bien de qui il s'agissait.

- "A l'époque, je n'étais pas encore Gouverneur, mais je travaillais déjà depuis une dizaine d'années comme Conseiller Ministériel. La cellule de surveillance dans laquelle j'oeuvrais a eu vent de cette affaire. Habituellement, la procédure exige qu'un Citoyen en fuite que l'on retrouve soit jugé, reçoive une peine proportionnelle à la gravité des faits qui lui sont reprochés, puis soit ramené dans le système. Or nous avons su qu'Aaron Mazar avait signé un décret de mise à mort des deux fuyards, la mère et l'enfant, sous prétexte de haute trahison."

Le jeune homme déglutit avec difficulté. Lorsqu'il était entré dans le bureau d'Angus Mauroy, il ne s'était pas attendu à y découvrir des révélations aussi fracassantes sur son passé. Il parvenait néanmoins à garder la tête froide :

- "Vous aviez donc des informateurs au sein de l'Administration ?"

Le Gouverneur confirma d'un hochement de tête et reprit le cours de son récit :

- "Ce décret allait bien au-delà des pouvoirs conférés à un Grand Conseiller, mais nous ne pouvions pas nous y opposer ouvertement, car cela nous aurait obligés à exposer nos sources. Alors nous avons décidé d'agir. Le jour même, nous avons envoyé une patrouille qui a arrêté la fugitive à son domicile. Elle a été jugée dans l'après-midi, condamnée à l'exil et embarquée avant la tombée de la nuit sur un vaisseau en partance. Quant à l'enfant, il a été remis à une Couveuse et inscrit publiquement dans les Registres. Le réinsérer dans le système a permis de le mettre hors de portée du décret, puisqu'il ne s'agissait plus d'un fuyard. Quand le peloton mandaté par Aaron Mazar est arrivé sur les lieux le lendemain, il n'y avait plus personne à exécuter."

Angus Mauroy se tut et reprit place dans son fauteuil. Une multitude de pensées et d'émotions contradictoires se bousculaient dans la tête d'Egan. Ainsi, c'était le Ministère et non pas l'Administration qui était à l'origine de son entrée en Couveuse. Quant à sa mère, la condamnation d'exil qu'elle avait reçue l'avait sauvée d'une mort programmée. Le jeune homme inspira lentement. Aaron Mazar. Il n'avait jamais entendu ce nom auparavant. Pourquoi le Grand Conseiller avait-il accusé sa mère de haute trahison ? Que lui reprochait- il exactement au point d'avoir souhaité sa mort et celle de son fils ?

D'une traite, le jeune homme vida le verre de whisky que le Gouverneur avait déposé devant lui un peu plus tôt. Il leva les yeux vers son hôte qui l'observait en silence. L'homme ne lui disait pas tout, Egan en était convaincu. Il était aussi conscient que si le dirigeant décidait de ne plus rien raconter, il lui serait impossible d'en savoir plus. Angus Mauroy avait attendu des mois avant de lui dévoiler ces informations, ce qui signifiait... que sa parole avait un prix, comme tout le reste.

- "Qu'attendez-vous de moi, Gouverneur ?"

Antagorria [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant