Antagorria [TERMINÉ]

La fuite

Lorsqu'il retourna à la ferme quelques jours plus tard, Egan patienta jusqu'à la troisième nuit pour mener son plan à bien. Les soirs précédents il avait longtemps observé les allées et venues des équipes de nuit et avait déterminé quel serait l'itinéraire le plus sûr pour s'absenter de l'exploitation en toute discrétion. Cette nuit-là, quand toutes les lumières furent éteintes et qu'il eut la certitude que tout le monde dormait, il passa à l'action.

Il quitta sa chambre et descendit prudemment les escaliers du bâtiment administratif. Comme il s'y attendait, la porte arrière n'était pas verrouillée. Après s'être assuré que la voie était libre, il sortit de l'édifice. Il pouvait entendre le bruit des machines en provenance des granges où étaient traitées les récoltes. Une douce odeur de pain chaud flottait dans l'air. Egan récupéra les vivres qu'il avait cachés pendant la journée derrière une caisse à outils et il remplit sa gourde à l'un des points d'eau réservé aux bêtes. La route serait longue et hasardeuse et il ne voulait pas prendre de risques. Il confectionna un paquetage avec une toile épaisse et de la corde trouvées près des outils puis une fois équipé, il partit.

Il lui fallut une bonne demi-heure pour traverser les champs qui entouraient les bâtisses. Fréquemment, il s'arrêtait pour contrôler les alentours et s'assurer que son escapade passait inaperçue. Son pouls et sa respiration étaient réguliers. Il ne craignait pas de se faire prendre. Après tout que risquait-il, à part être sermonné, renvoyé sur le champ à la Couveuse et mis à l'écart pendant quelques mois ? Il tenait juste à ce que sa fuite soit remarquée le plus tard possible afin que ses plans ne soient pas compromis.

Quand il atteignit enfin les marais, il s'arrêta quelques instants pour étudier la position des étoiles et réfléchir à sa route. En cette période de l'année, Aladfar, l'étoile la plus brillante observable depuis le continent, se trouvait à l'est et lui servirait de repère. La planète Déllehn serait visible au nord pendant encore quelques heures. Helior et Louma, les deux lunes d'Antagorria, se coucheraient quant à elles au sud peu avant l'aube. Accroupi sur le sol, Egan traça courbes et tangentes dans la terre glaiseuse en se basant sur la position des astres. Lorsqu'il fut satisfait du résultat, il se releva et observa attentivement le paysage dans la ligne de direction qu'il avait déterminée. Il nota mentalement quels étaient les rares reliefs qui jalonneraient sa route. Ici, deux arbres morts. Plus loin, un bosquet de roseaux. Là, une étendue d'eau qu'il faudrait probablement contourner. Il les mémorisa et se mit en route.

Il marcha pendant longtemps, s'arrêtant de temps en temps pour vérifier qu'il ne s'écartait pas trop de son itinéraire et rectifier son chemin si nécessaire. La course des étoiles lui donnait de précieuses informations quant au temps qui passait mais après quelques heures de marche la fatigue finit par lui embrouiller l'esprit. Travailler à la ferme était dur physiquement et cette marche de nuit à travers les marais était épuisante. Il devait faire attention à ne pas trébucher sur un sol inégal et glissant et tester systématiquement la profondeur des étendues d'eau avec un bâton. Comme il n'avait presque pas fermé l'oeil la nuit précédente, occupé à surveiller les allées et venues des ouvriers, il manquait de sommeil et peinait à rester concentré. Alors que pour la troisième fois il dût rebrousser chemin pour emprunter une route plus praticable, son moral commença à s'en ressentir. Il voulut s'arrêter quelques instants pour se reposer, s'adossa contre une souche d'arbre et s'assoupit sans s'en rendre compte.

Il faisait jour quand il ouvrit les yeux. Pas depuis longtemps, car le soleil était encore bas dans le ciel. Egan soupira, étira ses membres ankylosés et piocha dans sa réserve de nourriture. Puis il grimpa sur le vieux tronc d'arbre contre lequel il s'était endormi afin d'avoir une meilleure vue des alentours. Rétrospectivement, il redoutait de s'être aventuré trop loin et dans la mauvaise direction, ce qui serait problématique car les étoiles n'étaient plus visibles pour calculer sa position actuelle. Mais compte tenu de la durée pendant laquelle il avait marché et des déviations qu'il avait suivies, s'il ne s'était pas trompé de route il était fort probable qu'il se soit endormi très près de son but. Il scruta minutieusement le paysage et son coeur fit un bond lorsqu'il crut apercevoir au loin les contours d'une petite bâtisse. Le soleil rasant et le contre-jour rendaient sa vision incertaine, aussi décida-t-il de se rendre sur place pour vérifier. Malgré les courbatures il avança d'un pas décidé, jurant à chaque fois qu'il devait contourner une étendue d'eau trop profonde. Enfin, il s'approcha suffisamment pour voir qu'il s'agissait bel et bien d'une habitation, une petite maison en bois dont l'apparence lui était si familière que son estomac se noua. Il accéléra son pas et franchit les derniers mètres en courant. Quand il atteignit l'arrière de la maison, son coeur battait à tout rompre. Il s'arrêta pour reprendre son souffle et lentement, il fit le tour du bâtiment.

La porte d'entrée était entrouverte, mais avant même de pénétrer dans la petite cabane il sut que plus personne n'habitait ici. Les herbes autour de la maison n'étaient pas entretenues, le toit était abîmé et une odeur de bois moisi flottait dans l'air. D'une main mal assurée, Egan poussa la porte qui s'ouvrit doucement. A l'intérieur, tout était vide. Dans cette pièce où il avait dormi, mangé et vécu, il ne restait rien. Pas un meuble, pas un objet, tout avait disparu. Seule une fine couche de poussière recouvrait le sol. Egan fit quelques pas dans la pièce, ressortit. Dehors, il s'assit sur un tas de planches et contempla la maison d'un air absent. Sa maison. La fatigue et le stress des dernières heures commençaient à se faire sentir. Exténué, déprimé, il ferma les yeux, posa les coudes sur ses genoux et prit sa tête entre ses mains. Et maintenant ?