Embarrassé, Egan détourna les yeux.
- "Au départ, la sanction était moins lourde. Disons que la discussion s'est un peu envenimée et a tourné au vinaigre. Janelle n'a pas apprécié certaines phrases qui ont pu m'échapper..."
- "Ca ne s'arrange pas, tous les deux," déplora Denato.
- "Non, pas vraiment," confirma le jeune homme.
- "Et moi qui pensais qu'elle t'aimait bien..."Egan s'assit à son tour sur l'un des tabourets.
- "C'est ce que j'ai cru pendant quelques jours après l'affaire des Bas-Quartiers. Elle avait l'air contente que je sois parvenu à m'en sortir, alors j'ai imaginé que je m'étais peut-être trompé sur son compte. Sauf que depuis, il ne s'est pas passé une décade sans qu'elle me fasse part de son mépris ou qu'elle m'explique à quel point je suis une déception pour la société."
- "Ah, l'amour et ses mystères," sourit Denato. Egan fronça les sourcils :
- "Tu parles d'une chose qui n'existe pas sur cette planète. On est à Antagorria, ici, pas sur Déllehn !"Effectivement, l'amour n'avait pas sa place dans cette société où la notion de couple n'existait pas, où les relations intimes destinées à procréer étaient scientifiquement planifiées et où les enfants étaient retirés à leurs géniteurs dès la naissance pour être élevés par une armée de Fonctionnaires dont le rôle était de les préparer à une vie de bonne citoyenneté. L'amitié était tolérée, mais peu encouragée. Le sentiment amoureux restait quant à lui totalement tabou. Tout ce qui importait, c'était la survie du groupe quoi qu'il en coûte.
Dans les autres mondes, on disait que les Antagorriens étaient civilisés et courtois, mais qu'ils étaient aussi sans coeur et sans états d'âme. Denato était pour sa part convaincu que la nature humaine ne pouvait être sacrifiée, serait-ce sur l'autel de la survie. A Déllehn, où il était né, on continuait à perpétuer une pensée dite ancestrale selon laquelle seule la famille pouvait être le ciment d'une société saine et sereine. Ce à quoi les élites antagorriennes répondaient que sans la force de travail des citoyens de leur planète, aucun humain ne pourrait survivre dans cette galaxie hostile.
Si Brascau avait pu mettre en place des boucliers magnétiques géants protégeant ses villes des tornades et orages électriques dévastateurs qui sévissaient sur leurs terres, c'était grâce à cette roche combustible aux capacités énergétiques sans limites qu'Antagorria extrayait du fond de ses océans et lui fournissait. Quant à Déllehn, sans le sel qu'elle recevait de sa voisine, ses habitants succomberaient à la déshydratation ou aux maladies cardio- vasculaires que leur alimentation locale ne leur permettait pas de prévenir. Et si les échanges avaient de nouveau été rendus possibles entre les trois mondes malgré la répétition d'orages magnétiques destructeurs, c'était uniquement parce que la petite planète grise avait, après TOrMa et à force d'acharnement et de persévérance, mis en route un programme de navigation spatiale suffisamment sûr pour ne plus souffrir des caprices des magnétars.
La douceur de vivre était un luxe qu'on ne pouvait pas se permettre sur Antagorria, car on était trop occupé à y survivre. Les échanges commerciaux étaient vitaux pour la population qui souffrait d'un manque de diversité nutritive et d'une lourde carence en matières premières. Les loisirs et l'approfondissement des relations humaines étaient considérés comme une perte de temps car ils agissaient comme une entrave au développement économique. Seul le rendement comptait, et les citoyens étaient récompensés à hauteur de la quantité de travail qu'ils étaient aptes à fournir.
Cela ne signifiait pas que les humains s'étaient pour autant métamorphosés en de tristes robots. La pression était telle qu'il était indispensable que les habitants puissent se divertir d'une manière ou d'une autre, afin de prévenir tout risque de dépression nerveuse. Mais pour l'Administration, il était hors de question d'autoriser des distractions qui écarteraient trop les travailleurs de leurs tâches. Sur Antagorria, l'art n'était donc, du moins légalement, pratiqué sous aucune forme. Le confort était par contre devenu une fin en soi. On récompensait le labeur en offrant une meilleure alimentation, des heures de sommeil en plus, un cadre de vie plus agréable. Quant à l'exercice physique, il faisait partie du quotidien et contribuait à garder les habitants en bonne santé. Et si l'amour n'avait pas sa place, le sexe, lui, était toujours le bienvenu. Libérateur d'endorphines, l'acte sexuel était considéré comme bénéfique aussi bien d'un point de vue moral que physique. Le contrôle contraceptif exercé sur tous les citoyens en âge de procréer favorisait en outre une pratique régulière et totalement décomplexée de la chose, toutes catégories sociales confondues.
Sur ce point, Egan n'était pas en reste. A l'instar de ses concitoyens, il multipliait les partenaires. C'était après tout une activité bien plaisante dont il aurait été dommage de se priver. Mais là où ceux qui partageaient sa couche n'y voyaient qu'un acte du corps totalement détaché de l'esprit, le jeune homme ressentait toujours une frustration à ce que ses ébats n'ouvrent jamais la porte à un échange plus profond. Peut-être parce qu'à l'opposé de tous ceux qu'il rencontrait, il avait vécu une enfance dans laquelle la relation avec une autre personne, sa mère, avait été la chose qui lui avait paru la plus importante au monde. Il ne s'était jamais vraiment habitué à la vie en solitaire.
Cette particularité n'avait pas échappé à Denato qui, au fil des années, était devenu un véritable ami pour Egan. C'était la seule personne à qui le jeune homme pouvait se confier sans craindre d'être jugé ou incompris. Cette relation solide lui avait apporté un équilibre sans lequel il ne serait jamais parvenu à supporter la pression sociale qui pesait en permanence sur ses épaules inadaptées. Mais elle n'empêchait pas les dérapages de se produire lorsque sa nature indocile reprenait le dessus.
Denato se leva et posa sa main sur l'épaule d'Egan.
- "On parlera une autre fois de ce sujet à haute portée philosophique," dit-il avec humour. "Le troisième service va bientôt commencer, il faut que j'aille voir si tout est prêt en salle avant que la foule arrive."
Egan acquiesça d'un hochement de tête et se leva à son tour. Alors qu'il s'apprêtait à passer un coup de chiffon sur son plan de travail, Denato fit demi-tour :
- "Avec tout ça, j'allais oublier... Viens me voir quand Rhoda sera là. Je lui ai demandé de reprendre ton poste pour que tu puisses m'accompagner quelque part ce soir."
- "Où ça ?" demanda le jeune homme, curieux.
- "Je t'emmène au Port, dans les Bas-Quartiers."
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Antagorria [TERMINÉ]
Science Fiction*☆* Gagnant du concours - Le Championnat 2018 - Thème : « Les héros que nous aimons » *☆* Egan a toujours su qu'il ressentait les choses différemment des autres. En grandissant sur Antagorria, une planète isolée à l'environnement hostile, il doit...