Antagorria [TERMINÉ]

Le contenu du dossier personnel

Il lui fallu un bon quart d'heure pour le parcourir dans son entier. Revivre sa vie de la sorte était une expérience assez singulière, car il se retrouvait en position de spectateur face à un sujet qui n'était autre que lui-même. Tous les événements plus ou moins importants qu'il avait vécus depuis son entrée en Couveuse étaient ainsi scrupuleusement consignés, analysés et commentés. Le dossier regorgeait également d'innombrables rapports comportementaux rédigés par sa hiérarchie. Egan fut très étonné en découvrant que les écrits de Janelle n'étaient pas autant à charge que ce qu'il imaginait. Les tensions, systématiques lors des entretiens, n'étaient jamais mentionnées et les coups de colère du jeune homme, minimisés. Il sourit en voyant qu'en quatre années, Denato s'était quant à lui contenté d'une seule phrase pour définir l'attitude du jeune homme : "Bon élément, appliqué au travail." Avait-il dû arguer de ses origines étrangères pour justifier d'une surveillance aussi pauvre et d'une analyse à ce point succincte ?

Mais la vraie surprise du dossier, c'était l'intervention régulière du Ministère à différentes étapes de sa vie. Le placement d'Egan dans l'exploitation agricole de Chevis Dane avait été validé de concert par l'Administration et le Ministère, ainsi que son entrée à l'Ecole de Pilotage. Le seul désaccord notable avait eu lieu après l'escapade du jeune homme dans les Bas-Quartiers, quand le représentant ministériel avait approuvé seul son embauche au restaurant puis son intégration à l'Université, en dépit de l'opposition des Hauts-Fonctionnaires. Le Ministère avait également exigé et obtenu qu'une étrange mention TAN/D4/EV soit rayée du dossier d'Egan. Ce code lui-même n'y figurait plus, mais la demande ministérielle était restée inscrite. La suite des documents synthétisait les résultats des travaux menés par le jeune homme à l'Université et réunissait quelques notes enthousiastes rédigées par ses différents professeurs, y compris par Adrian Steiner, son Maître de Recherche, avec qui il entretenait pourtant des relations difficiles. Il était rassurant de savoir que l'homme accordait davantage d'importance aux qualités de son étudiant qu'à leurs nombreuses prises de bec.

Sa lecture terminée, Egan releva la tête. Angus Mauroy n'avait cessé de l'observer.

- "A quoi correspond ce code que le Ministère à fait effacer de mon dossier ?"
- "Lequel ?"
- "TAN/D4/EV," lut le jeune homme.
- "Traître à la Nation / Dangerosité de niveau 4 / Expulsion vers Varga requise," cita le dirigeant d'une voix monocorde.

Choqué, Egan écarquilla les yeux :

- "Varga ? Le vaisseau-prison ?"
- "Oui."

Egan, qui était toujours debout, éprouva soudain le besoin de s'asseoir. Ses yeux s'arrêtèrent sur une chaise et le Gouverneur opina de la tête, l'autorisant implicitement à prendre place.

Egan avait entendu parler du vaisseau Varga. Cette prison volante orbitait autour de Suhel-Noht, au large d'Antagorria. On y envoyait des prisonniers qui avaient été condamnés à de lourdes peines de travaux forcés. A bord du vaisseau, l'énergie, l'approvisionnement alimentaire et le recyclage de l'air dépendaient entièrement de l'action de ceux qui y étaient enfermés. Cet écosystème artificiel fonctionnait en autarcie et à ce jour, personne n'avait jamais réussi à s'en échapper. On y emprisonnait les terroristes, les agitateurs, les contestataires... et tous ceux que l'Etat et l'Administration soupçonnaient de traîtrise. Les conditions de vie y étaient si extrêmes que rares étaient ceux qui en revenaient. La plupart y mouraient d'épuisement, de maladie ou se suicidaient avant d'avoir effectué l'intégralité de leur peine. Egan eut un frisson en réalisant ce à quoi il avait échappé.

- "Il y a des gens qui ne t'aiment vraiment pas, on dirait," commenta Angus Mauroy, non sans une certaine ironie.
- "On m'a déjà fait la remarque," maugréa le jeune homme, maussade.

Les deux hommes se turent pendant un long moment, jusqu'à ce qu'une pensée traverse l'esprit d'Egan :

- "Quand vous vous êtes adressé à moi pendant la réception, vous saviez déjà qui j'étais ?"
- "Non, mais ton nom me disait quelque chose. Je l'avais en effet déjà vu passer dans des rapports, comme me l'a confirmé ton dossier. Mais de là à me souvenir de toi..."

Par réflexe, Egan passa la main dans ses cheveux. C'était un geste qu'il faisait souvent quand il était gêné ou mal à l'aise, sans réellement s'en rendre compte. Cette fois-ci, il fut surpris de ne presque rien sentir sous ses doigts... Perturbé, il avait déjà oublié qu'il s'était coupé les cheveux la veille.

- "Et maintenant ?" questionna-t-il.
- "Hé bien quoi ?"
- "Maintenant que vous savez qui je suis et ce que j'ai fait, est-ce que vous aller encore me laisser accéder à votre bibliothèque ?"

Le Gouverneur haussa un sourcil :

- "Qu'est-ce que tu as fait ?" demanda-t-il avec sérieux.
- "Apparemment, quelque chose de suffisamment grave pour qu'on me considère comme un traître," soupira le jeune homme.

Angus Mauroy fit mine de réfléchir à la question. Puis, après quelques instants :

- "Je ne sais pas. Qu'est-ce que tu en dis ?"
- "Je ne suis pas un traître," répondit Egan en fixant les motifs sophistiqués du bois dont était constituée la superbe table originaire de Déllehn.

Le Gouverneur sourit.

- "C'est exactement ce que je pense," affirma-t-il en se levant. "Et maintenant, si tu le veux bien, passons à côté. Je suis sûr que tu as très envie de commencer la lecture de ces ouvrages."