Une once de discernement

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Aux mots du Gouverneur, Egan haussa un sourcil. Ce n'était pas ce à quoi il s'attendait. Dès la Couveuse, on apprenait aux jeunes que la problématique de leur planète, c'était plutôt son manque de surfaces agricoles qui l'obligeait à entretenir de coûteuses relations commerciales avec ses deux voisines, Brascau et Déllehn. Coûteuses et dangereuses, car les convois étaient fréquemment attaqués et leurs chargements dérobés par des pirates, des apatrides qui avaient leur point d'ancrage dans les Anastides, le nom donné aux petites lunes mal connues qui orbitaient autour de la géante Déllehn. Ces actes de brigandage avaient obligé Antagorria à se doter d'une puissante armée défensive dont le rôle consistait à escorter les vaisseaux commerciaux et à empêcher les pillages. Cette flotte militaire aérospatiale était stationnée sur Hélior, l'un des deux satellites de ce monde, et son action dépendait entièrement du Ministère. Antagorria disposait également d'une armée de terre qui était chargée de maintenir l'ordre sur la planète. Cette dernière répondait pour sa part aux ordres de l'Administration.

- "Quand nos nouveaux-nés sont placés en Couveuse, seulement la moitié parvient à l'âge adulte..."

Egan se passa la main sur le visage. De quoi le Gouverneur parlait-il, déjà ? Distrait par ses pensées qui vagabondaient et par les caresses de Melliah sur ses cheveux, il avait perdu le fil de la conversation. La mémoire lui revint quand Angus Mauroy poursuivit :

- "La plupart meurent alors qu'ils sont encore bébés. Malgré l'extrême compétence des Fonctionnaires de nos Couveuses, de nombreux petits développent une forme de dépression précoce. Ils refusent de s'alimenter et se laissent dépérir jusqu'à ce que l'épuisement ait raison d'eux."
- "Un enfant a besoin de sa mère pour s'épanouir," protesta Melliah sans se retourner.

Elle malaxait délicatement la nuque d'Egan. Le massage était divin, et le jeune homme pencha la tête en avant pour lui faciliter l'accès.

- "C'est en effet l'idée qui règne sur Brascau," commenta le dirigeant.
- "Ce n'est pas une idée, c'est un fait," insista la jeune femme.

Angus Mauroy sourit :

- "Es-tu au courant, ma belle, que sur Déllehn ce sont les pères qui élèvent les petits pendant que les femmes vont à la chasse afin de ramener de quoi nourrir leur famille ?"

Melliah gloussa. Etait-ce vrai, se demanda Egan, ou la jeune femme riait-elle justement parce qu'il s'agissait d'une plaisanterie ? Il n'était pas très au fait des us et coutumes des deux autres planètes du système Suhélien.

- "Quoi qu'il en soit," reprit le Gouverneur, "Antagorria a le pire taux de mortalité infantile de toute la galaxie. Et pour ce qui est des adultes, elle remporte également la palme du plus grand nombre de suicides. Figure-toi," ajouta-t-il à l'intention d'Egan, "qu'il y a trois chances sur quatre pour qu'un habitant de la ville tente de mettre fin à ses jours au cours de sa vie. Et dans un cas sur trois, la tentative réussit."

Le Gouverneur se resservit encore à boire, et remplit le verre d'Egan au passage.

- "A ton avis," l'interrogea-t-il, "à quoi servent tous ces entretiens avec les Correspondants Administratifs ?"

Il n'attendit pas la réponse du jeune homme.

- "Leur but est d'identifier les Citoyens à problèmes. Autrement dit, ceux qui sont les plus touchés par la dépression et commencent à avoir des idées noires."

Melliah défaisait doucement les boutons de la chemise d'Egan, sans que celui-ci ne s'en rende compte. Le verre de liqueur qu'il tenait à la main était encore plein, et il était incapable de se souvenir de la quantité qu'il avait déjà bue. Sans doute serait-il plus sage d'arrêter de boire, songea-t-il en avalant quelques gorgées. Angus Mauroy parlait toujours :

- "Les éléments à risques sont d'abord mutés dans d'autres districts et l'Administration les affecte à de nouvelles occupations. Si le changement ne suffit pas à les faire évoluer de façon positive, ils sont alors isolés des autres Citoyens. Car un suicide qui s'ébruite donne toujours des idées aux plus fragiles, et nous ne pouvons pas nous permettre de faire face à une épidémie de départs volontaires, alors que nous avons déjà tant de mal à renouveler notre population."

Egan voulut attraper une cigarette dans la poche de sa chemise mais il s'aperçut d'une part qu'il n'en avait plus, et d'autre part que ses boutons étaient presque tous défaits. Il jeta un regard étonné à Melliah qui se pencha en avant et l'embrassa goulûment. Cette fois-ci, le jeune homme ne se contenta pas de la laisser faire. Il lui rendit son baiser avec un enthousiasme similaire et passa les bras autour de sa taille pour mieux la serrer contre lui. La belle Courtisane se mit à bouger avec beaucoup de sensualité, et le corps d'Egan ne tarda pas à réagir. Il en vint à oublier complètement la présence du Gouverneur. Aussi fut-il très gêné quand il réalisa que ce dernier, confortablement installé sur le canapé face à eux, les observait en sirotant tranquillement sa boisson. Le jeune homme voulut s'excuser pour son manque d'attention, mais son cerveau fonctionnait au ralenti et les mots ne lui vinrent pas. De plus, le dirigeant regardait Egan avec une intensité inhabituelle, ce qui perturbait le jeune homme.

Quand elle s'aperçut qu'Egan ne répondait plus à ses caresses, Melliah se tourna vers le Gouverneur. Elle se leva, réajusta sa robe et se rapprocha d'Angus Mauroy qui l'accueillit en souriant. Lascivement, elle s'assit sur ses genoux, l'étreignit tendrement et l'embrassa avec gourmandise.

Egan les contempla un instant. Ils formaient un couple admirablement bien assorti. La belle Courtisane se mouvait de façon exquise, s'offrant avec un plaisir manifeste au séduisant Gouverneur. Les yeux d'Egan s'attardèrent sur le torse du dirigeant, à qui Melliah avait également déboutonné la chemise. L'homme n'avait rien à envier à quelqu'un de plus jeune. Il avait le corps bien fait de ceux qui savent comment prendre soin d'eux-mêmes et gardent une bonne hygiène quelles que soient les circonstances. Sa chevelure albinos était un leurre, car il était en réalité bien plus jeune que ce qu'on pouvait penser lorsqu'on le rencontrait pour la première fois dans l'exercice de ses fonctions.

Machinalement, Egan s'empara du paquet que le Gouverneur avait laissé sur la table basse. Il se servit du briquet pour allumer la cigarette qu'il venait de piocher. Les vapeurs d'alcool qui embrumaient son cerveau se mêlaient aux chaudes températures estivales, le plongeant dans un curieux état second. Il avait l'impression d'être à la fois très lucide et complètement désorienté, éreinté et en même temps terriblement excité. Angus Mauroy avait défait le haut de la robe de Melliah et pinçait le bout de ses seins. De son autre main, il avait remonté l'étoffe jusqu'aux hanches de la belle et ses doigts allaient et venaient doucement sur les fesses dénudées de sa partenaire. Melliah était totalement nue sous sa robe. Ce détail atteignit le cerveau d'Egan avec une rapidité fulgurante, ce qui ne fit rien pour calmer son état. La gêne dans son pantalon l'obligea à remuer sur son fauteuil pour chercher une position plus confortable, qu'il ne trouva pas.

Il était fasciné par la beauté de ces deux protagonistes qu'il voyait se mettre à nu, littéralement, et profondément troublé par les émotions confuses que cela éveillait d'être le témoin malgré lui de leur jeu impudique et érotique. Une once de discernement traversa brutalement son esprit et il songea qu'il ferait mieux de s'en aller avant que la situation dérape et lui échappe complètement. Il se leva et quitta le bureau sans faire de bruit. Une fois dans le couloir, il prit appui contre le mur. Passablement éméché, il arrivait à peine à marcher droit, et il était dans un tel état d'excitation qu'il en perdait presque ses facultés de raisonnement. Son coeur battait à tout rompre, et les gémissements de la jeune femme qu'il percevait de l'autre côté de la porte n'arrangeaient rien. Il ferma les yeux et fut aussitôt assailli par une avalanche d'images totalement indécentes. Il était tiraillé entre la voix de sa raison qui lui intimait de partir sur le champ, et une pulsion de voyeurisme qui l'incitait à rester pour écouter.

Finalement, il réussit à rassembler le peu de volonté qu'il lui restait et sortit du bâtiment.

Antagorria [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant