Le choix

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Il resta ainsi, immobile, jusqu'à ce qu'un bruit persistant attire son attention. Relevant la tête, il fut étonné d'apercevoir un engin s'acheminer dans sa direction. C'était un petit véhicule comme ceux qu'on utilisait à la ferme pour se déplacer d'un champ à l'autre. Intrigué, Egan le suivit du regard jusqu'à ce qu'il s'arrête à quelques mètres de la maison. Chevis Dane en sortit. De sa démarche boiteuse et incertaine, il se dirigea vers l'adolescent :

- "Bonjour Egan. On ne t'a pas vu à la ferme ce matin."

Egan le dévisagea, incrédule. Comment Chevis avait-il fait pour le retrouver aussi vite ? L'homme s'assit à côté de lui et, comme s'il lisait dans ses pensées :

- "Les gens de la Couveuse m'avaient prévenu que ça risquait d'arriver. J'étais d'ailleurs surpris que tu ne t'en ailles pas dès ton premier jour de travail."

Il formulait lentement ses phrases en fixant la maison, comme s'il se parlait à lui-même et que cela lui demandait un gros effort. Le fermier n'était pas d'un naturel très loquace. Néanmoins, il poursuivit :

- "Je dois admettre que tu m'impressionnes d'avoir traversé les marais à pieds pour venir jusqu'ici. Ils m'ont dit que tu n'avais que sept ans quand ils t'ont emmené à la Couveuse. Tu as un sacré sens de l'orientation, petit."

Enfin, il se tourna vers l'adolescent et lui demanda sans détour :

- "Tu comptes faire quoi maintenant ?"

Ce n'était pas une question à laquelle Egan s'attendait. Il se leva et fit quelques pas, songeur, considérant Chevis avec attention :

- "Est-ce que ça a vraiment de l'importance ?" L'homme eut un sourire en coin :
- "Tu crois que je suis venu pour te ramener à la ferme, c'est ça ?"
- "Pourquoi avoir fait tout ce chemin si c'est pour repartir les mains vides ?"

Ce fut au tour de Chevis de l'étudier avec curiosité. Il pesa ses mots avant de s'exprimer à nouveau :

- "C'est vrai, ils m'avaient demandé de te ramener si jamais je te trouvais."

La subtilité de la phrase n'échappa pas à Egan. Si jamais... Il examina l'homme qui était assis devant lui et dont il portait le nom depuis que l'Administration antagorrienne l'avait arraché à son ancienne vie. Impulsivement, il déclara :

- "Ma mère était déjà enceinte quand elle vous a rencontré."
- "Ça ne ressemble pas à une question," s'amusa l'homme.

Egan ne répondit rien. Chevis cligna les yeux puis les leva au ciel comme s'il cherchait à y reconstituer les souvenirs d'un passé depuis longtemps révolu. Il raconta :

- "En effet, ta mère t'attendait déjà quand je l'ai connue. Ca ne se voyait pas encore, elle le cachait sous ses vêtements. Elle avait dit aux Fonctionnaires qu'elle était d'accord pour une insémination naturelle, alors ils lui ont expliqué où j'habitais et elle est venue à mon appartement... j'habitais en ville à l'époque. Et j'avais été informé de sa venue, bien sûr. Elle a joué franc-jeu en m'informant tout de suite qu'elle ne voulait pas qu'on couche ensemble parce qu'elle était déjà enceinte et que ça ne servirait à rien. Elle m'a demandé de la couvrir moyennant compensation. Tout ce que j'avais à faire c'était confirmer que le rapport avait bien eu lieu et accepter d'être identifié comme le géniteur de l'enfant dans les Registres."
- "Et vous avez accepté ?"
- "Tu es là, pas vrai ?"

L'homme continua :

- "Elle était prête à payer cher. Trois ans entiers de tickets de confort. Elle n'avait pas peur de vivre simplement, ta mère."
- "Vous les avez pris ?"
- "Non, j'ai refusé."

Egan hocha doucement la tête, comme s'il s'était attendu à cette réponse. Chevis concéda :

- "Sa franchise m'a suffi. Elle n'a pas essayé de me prendre pour un imbécile. J'ai fait ce qu'elle voulait et on ne s'est plus jamais revus. J'ai appris plus tard qu'elle avait pris le large avant d'accoucher, quand l'Administration est venue me demander si je savais où elle était allée."
- "Qu'est-ce que vous leur avez répondu ?"
- "A ton avis ?" tempêta l'homme. "Que je n'en savais rien, bien évidemment ! Je ne la connaissais pas, ta mère, qu'est-ce que tu voulais que je dise ? On ne s'est même pas touchés. Par contre, ça, je ne leur ai pas précisé. Ca faisait partie du marché."

Après un court silence, il reprit :

- "Mais si tu veux mon avis, ils ont fini par se douter de quelque chose. Parce que le nom qu'elle t'a donné, ce n'était pas le sien. Celui de ton vrai père, sans doute. Je l'ai su quand ils vous ont retrouvés et qu'ils sont venus me prévenir qu'ils te mettaient dans une Couveuse. Après j'y ai plus pensé, jusqu'à ce que je me bousille la jambe et que je demande à l'Administration de trouver quelqu'un pour me seconder. C'est tombé sur toi."

La voix de l'homme se fit hésitante :

- "Il y a autre chose que tu veux savoir ?"

Egan inspira profondément et posa la seule question qui lui importait vraiment :

- "Qu'est-ce qu'il lui est arrivé ?"

Chevis soupira comme s'il aurait préféré que la réponse incombe à quelqu'un d'autre.

- "Ils l'ont arrêtée, jugée et déportée. Elle a été embarquée à bord d'un de ces vaisseaux d'exploration spatiale qu'on fait partir tous les dix ans avec les gens dont on ne veut plus entendre parler. Il y en avait justement un qui s'en allait. C'est fini, petit. Ta mère, tu ne la reverras jamais."

La gorge de l'adolescent se serra, ses yeux s'embuèrent et il serra les dents pour ne pas craquer. "Ne pleure pas devant eux," lui avait enjoint sa mère autrefois. Il ferait tout pour tenir cette promesse même s'il se sentait au bord de l'effondrement, n'aspirant qu'à disparaître comme ces gouttes d'eau que la terre usée des marécages absorbait et recrachait sans relâche.

Chevis se leva et lui tapota gauchement sur l'épaule.

- "Je suis désolé... J'aurais préféré que tu l'apprennes autrement."

Il ajouta en toute franchise :

- "Tu sais, elle savait que ça arriverait, sinon elle ne m'aurait jamais demandé de te reconnaître dans ma descendance. Si ta filiation n'avait pas été inscrite dans les Registres, tu ne serais personne. Ils auraient quand même déporté ta mère, et toi tu aurais fini comme Citoyen de 3ème Catégorie dans les ghettos du port. Vu tes résultats aux tests de compétences, ça aurait été un sacré gâchis."

Puis l'homme se tut et s'écarta vers la maison en claudiquant, laissant à Egan le temps de se ressaisir. L'adolescent était éreinté à cause de sa marche nocturne mais après cet échange, il se sentait moins accablé. Les mots du fermier, bien que douloureux, avaient apporté les clés qui manquaient à tant de questions laissées en suspens.

Egan parvint à retrouver le contrôle de lui-même. Il savait maintenant ce qu'il lui restait à faire. Lorsqu'il se tourna vers Chevis, ce dernier l'interrogea du regard.

- "Je veux retourner travailler à la ferme," lui dit simplement l'adolescent.

Aller de l'avant, pour ne pas que le présent se fonde au néant. L'homme acquiesça et marcha lentement jusqu'au véhicule :

- "Alors viens, la journée est loin d'être terminée."

Egan le rejoint et prit place côté passager. Le trajet retour se fit dans le silence.

Chevis Dane ne mentionna jamais la fugue d'Egan à l'Administration.

Antagorria [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant