Chapitre 37 - Corbeau (partie II)

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Le groupe vivait moyennement bien le fait de devoir repartir en mission. Mais pas pour les mêmes raisons que moi.

Ah, ce chemin de ronde. Il me rappelait de si bons souvenirs...

Comme ce que j'avais vécu dans mon cauchemar, nous progressions dans une galerie dallée assez plate, surmontée d'un dernier poste d'observation réservé aux Archers. Cette fois-ci, le vide n'était pas brumeux. Si l'envie m'en prenait, je pouvais tout à fait me pencher pour observer le paysage. Curieusement... je n'étais pas très motivée. Au contraire, l'air de rien, je marchais le plus loin possible du bord, en réprimant un accès de panique à chaque fois que mes yeux regardaient du mauvais côté.

En plein dans la structure de travail des Archers, nous en croisâmes inévitablement quelques-uns. La plupart du temps, ils nous dévisagèrent, ou prirent un petit air suffisant désagréable, parfois les yeux ouvertement posés sur l'anneau d'or de Galliem. Malgré moi, je commençais à comprendre leur mauvaise réputation.

L'uniforme archer, qui reprenait la couleur bleue de leur ordre, me semblait étrangement plus taillé pour un concours de mode que pour défendre un pays. Ils portaient tous une tunique blanche avec quelques fioritures argentées à la manière d'un châtelain, dissimulant un plastron de cuir, peut-être jugé inesthétique. Hormis cela, seuls leurs avant-bras étaient protégés. Je notais également un goût partagé pour les bijoux, encore plus tape-à-l'œil que ceux de Galliem, et les cheveux longs, surtout pour les deux bons tiers de ce corps qui semblaient être des Archères.

En leur passant à côté, les membres de mon groupe les ignoraient royalement, peut-être Galliem encore plus que les autres.

— Des gens méprisables, me souffla-t-il après qu'un Archer ait pouffé de rire en passant derrière nous.

Nous fîmes ainsi le tour de la prairie une fois, puis nous nous arrêtâmes avant que le sol ne se mette à descendre. En effet, la muraille s'enroulait sur toute la hauteur de Vendomeland, tel un serpent protecteur. Nous pouvions, en beaucoup plus de temps que par les cordes, descendre jusqu'aux Poulies. Je n'en avais pas très envie ; les autres non plus. On décida d'un commun accord de faire demi-tour.

Les Archers se faisaient plus rares avec la fin de la journée. Pourtant, le soleil ne se coucherait que dans quelques heures. Je me mis à les penser fainéants... avant de me reprendre. Si je commençais à avoir des a priori sur des soldats que je ne connaissais pas, j'allais moi aussi finir par les détester. Je n'en avais pas envie.

— Pause ! cria soudain un ami de Galliem.

Le groupe se jeta sur les dalles comme s'il s'agissait des canapés d'un salon. Toujours côté prairie, je les imitai avec beaucoup moins de décontraction. L'un d'eux sorti une gourde plate dissimulée derrière son plastron, qui ne contenait sans doute pas que de l'eau du nuage. Après une première gorgée, un soldat commença à raconter des anecdotes sur un caporal, assez personnelles et légèrement embarrassantes, mais qui eurent l'air très drôle. Seulement, pas pour moi. Je ne me sentais pas incluse dans la conversation.

L'esprit vagabondant ailleurs, je me décalai un peu plus loin, puis m'installai contre le mur face au vide pour observer les nuages.

Un petit muret de cinquante misérables centimètres de haut séparait le chemin de ronde du ciel. Heureusement, à intervalle régulier, une longue barre dorée permettait d'éviter les chutes involontaires — enfin, presque toutes. Entre deux barreaux, un espace suffisamment grand pour passer sans ailes donnait un point de vue incroyable sur les remous blanc moutonneux. Malgré leur beauté, des tremblements incontrôlés me secouèrent. Je serrai les bras pour me calmer, les rires des soldats en fond sonore.

Les mains sur mes épaules, je posai mon menton sur les genoux, puis laissai mon regard se perdre dans l'horizon.

Les gros nuages donnaient envie de se jeter dedans, de voler jusqu'à eux pour les étreindre. Si une angoisse monstre ne m'interdisait pas de bouger, je serais immédiatement aller empoigner cette barre dorée face à moi, sortir au moins respirer le vide, sentir le rien sous mes pieds et profiter de la sensation de liberté que cela procurerait. Mais, solidement ancrée à ma place, je me gardai bien de le faire. Si je tombais maintenant avec ma seule aile, filet ou pas, pas besoin d'être un Stratège pour savoir que je n'y survivrais pas.

Je ne sais combien de temps je passai dans mes pensées. Ce moment de calme me semblait pouvoir durer une éternité. J'étais tranquille, presque assoupie, dans ce temps doux de fin d'après-midi. Les rigolades de mon frère m'apaisaient ; peut-être aurais-je pu m'endormir...

Mais ce fut à ce moment-là que je le remarquai.

Alors que mon regard s'était paresseusement fixé au milieu de rien, je crus soudain apercevoir quelque chose. Était-ce mon imagination ? Mais non, en tendant le cou, je vis que je ne délirais pas. Il y avait quelque chose en plein milieu du ciel.

Ce n'était pas grand. Voire même tout petit. Et tout noir. Comme ça se rapprochait, je finis par voir que ça avait des ailes.

Galliem et ses amis ne semblaient rien avoir remarqué. Ils continuaient de rigoler.

Surprise, je redressai mon dos contre le mur. La chose se rapprochait toujours. Je commençai à me faire une idée de ce que ça pouvait être, mais c'était impossible. Pas à cette hauteur.

— Un oiseau ? murmurai-je, ahurie.

Mon frère termina son rire. Je le sentis arriver près de moi.

— Qu'est-ce que tu regardes ?

Je tendis un doigt vers les barres. Galliem avait encore un sourire idiot collé sur le visage.

Il le perdit si vite que je crus qu'il faisait un malaise.

— Les gars....

Ses collègues ricaneurs levèrent les yeux à leur tour. D'abord vers nous, puis vers la chose que Galliem fixait toujours. A présent, je le voyais très bien. C'était bien un oiseau noir qui volait, une sorte de corbeau.

— Qu'est-ce qu'il a, cet oiseau ? demandai-je en sentant que quelque chose les dérangeait.

Les soldats ne rigolaient plus. L'heureux porteur de la gourde plate ne voyait même pas que son précieux liquide s'échappait sur les dalles. Par-dessus tout, c'était Galliem qui m'inquiétait le plus. Il blanchissait tellement qu'il entrait en compétition avec sa chemise.

Au bout de longues secondes, il ouvrit enfin la bouche, fébrile :

— Tu voulais entendre le son des cornes ?

A peine sa phrase finie, un lourd mugissement résonna au-dessus de nos têtes.

Aussitôt, des sons identiques se multiplièrent le long du chemin de ronde. Un écho grave courut sur toute la Prairie, me fit vibrer jusqu'au plus profond de moi-même. Impossible d'expliquer comment j'entendis des premiers pas courir. Quelqu'un hurler un ordre en bas des murailles. Autour de l'oiseau se condensait une brume grisâtre. Une brise énervée commençait à souffler sur mes jambes pliées loin du vide.

Tout ça commençait à prendre une tournure que je reconnaissais vaguement...

Il ne m'en fallut pas plus. Ce fut l'étincelle. La révélation. Ou plutôt, une désagréable prise de conscience...

Face à ce petit point noir d'apparence inoffensif, mes muscles se raidirent. Un tremblement incontrôlé secoua mon aile de la base à la pointe. Faussement interdite, je réalisai enfin ce qui se devinait derrière l'arrivée de ce pauvre oiseau. Car non, il ne pouvait pas être apparu en plein ciel comme ça. Il venait forcément de quelque part. Et si ce quelque part était celui auquel je pensais, nous étions tous bons pour quelques heures supplémentaires.

Après une grande inspiration, je me relevai loin du vide. Une agitation montait déjà depuis la Prairie. Grandissait, se propageait de seconde en seconde.

J'espérai furtivement ne pas bientôt devoir rejouer les parachutistes suicidaires. 

Puis détalai avec Galliem, droit vers la caserne.



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