Chapitre 39 - Quand le ciel bleu devint gris (partie II)

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Le cercle d'ailes sombres s'affaissa subitement sur nous. Les Utopiens fonçaient sur le château,  la tête la première et toutes lames dehors.

Des bruits de choc. Des hurlements. Les ailes claires et sombres se cognèrent devant moi, se plièrent, disparurent. Des gouttes de sang se mirent à arroser l'herbe et mon front. Il plut des plumes, blanches, ternes, il plut des anges. De partout. Les bourrasques dépouillaient les ailes comme des arbres à l'automne. Soulevaient les blessés incapables de reprendre le contrôle. Les faisaient s'écraser sur le sol, sur les toits, ou disparaître au-delà des murailles, dans des cris abominables.

J'eus envie de lâcher mon bâton. De récupérer mes mains. De me les coller sur les oreilles, et de ne plus jamais les enlever.

Mes mains se crispèrent sur mon arme à m'en faire mal. Je réprimai une horrible montée de larmes. Puis, forçant mes jambes à s'animer, je courus mécaniquement vers le soldat tombé le plus proche de moi.

Il ne fallait pas que je réfléchisse. Je devais me concentrer sur ce qui importait. Les ailes de ce soldat étaient rentrées bien trop haut pour qu'il soit indemne.

Quelque chose de lourd plia soudain l'extrémité de mon aile, m'arrêtant brutalement dans ma course. Dans un cri, je lançai mon bâton vers le corps au sol. Je m'arrêtai avant de crever un œil à un soldat Vendomedien. Je ne savais pas s'il était vivant. Je ne savais pas s'il avait besoin d'aide. Je n'eus pas le temps de le vérifier.

Les silhouettes s'écrasaient par dizaines. L'herbe vibrait régulièrement sous mes pieds. On tombait en face, à ma droite, à ma gauche. Dans mon dos aussi. Je ne repérai malheureusement pas que des uniformes familiers réussir leur atterrissage. A peine relevés, mes sombres ennemis se tournaient droit vers le château, tels des zombies imbéciles qu'une seule chose guidait. Un échevelé masqué tomba sous mon nez. Il courut soudain à toutes jambes vers l'édifice. Le voir faire me réveilla.

— Qu'est-ce que tu comptes faire, l'emplumé ? hurlai-je immédiatement en me précipitant sur lui.

Mes pieds martelaient le sol plus vite que les siens. Je le rattrapai ; il ne se retournait pas. Je levai mon bâton dans son dos...

Un pressentiment me fit lever la tête. Au bon moment.

Une autre silhouette sombre chutait sur moi. Sans détaler comme un lapin, je me décalai d'un pas puis, par réflexe, lui administrai un puissant coup de bâton derrière la nuque avant qu'il ne heurte le sol. Ma première victime utopienne s'affala inconsciente à mes pieds. Ses pièces éparses d'armure de cuir menacèrent déjà de se décrocher. Son masque collé sur le visage aurait pu m'empêcher de vérifier s'il feignait, mais je pus voir ses yeux au travers des verres ronds qui les lui protégeaient.

Tout de même, quelle drôle d'allure pour aller combattre. « Encore un nouveau type d'énergumène qui me tombe dessus » plaisantai-je à moitié. Mais un énergumène qui, contrairement à Galliem, portait sûrement sur lui bien plus d'armes que je n'en ai vues réunies dans toute la revue des troupes.

Pas le temps de vérifier en comptant les fourreaux. Les chutes s'étaient déjà multipliées. Et je n'avais pas assommé tout le monde.

« Un, deux... »

J'aurais aimé avoir le loisir de choisir. M'attaquer à ceux qui avaient l'air le moins dangereux. Seulement, je n'étais pas dans la bonne position pour le faire. Mes amis corbeaux humains étaient une trentaine dans les cinquante mètres autour de moi. De mon côté, j'étais seule, avec une seule aile blanche bien visible qui criait à tout le monde que j'étais vulnérable. 

Objectivement, si j'avais dû choisir une proie idéale, je me serais auto-assommée. Le calcul ne dut pas être trop difficile à faire en face non plus...

Ricanant, une bonne partie des coureurs se mit à affluer vers moi. Des coureurs aux ailes ébouriffées, ternes, brunâtres voire noires, tous un masque de cuir inquiétant plaqué sur le visage. Ils étaient maigres, peu protégés... en un seul mot, fous. Ils étaient fous.

J'expirai lentement par le nez. Ma respiration tremblait. « Tu n'avais pas peur, dans ton rêve, me répétai-je calmement. Tu n'avais pas peur. »

Les bâtons de combat étaient mieux équilibrés, plus solides et plus lourds. Je ne les manipulai que mieux. Sèchement, je fis tourner mon arme, avant de la saisir devant moi.

Avec une propulsion ferme, je m'élançai sur le premier.

Il se prit un coup de bâton dans la tempe avant d'avoir pu finir son ricanement. J'enchaînai sans leur laisser le temps de trop réfléchir. Coup sur coup, je poussai un ennemi au sol, puis parai l'attaque d'un autre avant d'assommer le premier d'un coup bien placé derrière la tête. Les autres approchaient, au moins cinq encore atterrirent sur ma gauche et trois en face. Des plumes noires se décrochaient de leurs ailes pour s'envoler dans les remous du vent.

Un petit coin de ma tête m'avertit que j'étais totalement seule. Je l'ignorai ; pour moi, ça n'avait pas d'importance.

Le bâton tournoya à hauteur de ma taille pour faire place nette. Mais les craquements des dos s'écrasant par terre ne furent qu'une courte victoire. L'instant d'après, je me retrouvai encerclée par une deuxième vague de soldats déments et presque autant de lames que de mains.

Mon instinct m'ordonna de m'envoler. Maintenant. 

Impossible de m'arrêter. Sans avoir eu conscience de le lui ordonner, mon aile se courba, et l'amplitude m'envoya immédiatement plusieurs mètres au-dessus du sol. Dangereusement vers la droite. Un hurlement s'étrangla dans ma gorge.

Je vis le désabusement des têtes masquées qui suivirent ma trajectoire. Mes bras se tendirent pour tenter de me stabiliser. Je ne planais pas. Si je tombais sur mon bâton, je pouvais me blesser. Mais si je le lâchais maintenant...

L'instant d'après, je m'aplatis de tout mon long sur le gazon. Mes doigts étaient toujours serrés sur le bois. Par chance. Mais le choc fit tourner ma tête de précieuses secondes de trop. Avant que je ne puisse me relever, une lourde épée se planta devant mon nez.

— Dur d'être blessée, hein ? railla une voix rauque.

Je relevai brutalement la tête vers un Utopien massif.

— Dis-moi de quel côté du château est planqué l'Angevert. Promis, j'abrégerai vite tes souffrances.

Il dut voir ma hargne à travers son masque. A défaut, au moins, il la sentit dans un coup de pied que je propulsais dans son entre-jambe.

« Laissez une famille à votre frère », ordonna une voix familière dans mon esprit.

Je me redressai immédiatement et pris de la distance sous ses hurlements de douleur. Les autres ne cherchèrent heureusement pas à me suivre.

Si seulement il était le seul à crier comme ça... Mes yeux montèrent fébrilement vers le ciel.

Un florilège de cris raisonnait aux quatre vents. Ceux d'Utopie étaient toujours en surnombre et je voyais encore la moitié de nos soldats au corps-à-corps. Ils ne se rendaient donc pas compte que c'était peine perdue ? Les flèches pleuvaient dans tous les sens depuis les murailles, plus dangereuses qu'efficaces. Les seuls groupes étaient au sol, mais les soldats qui les composaient étaient affalés, presque tous immobiles, mis à part un, qui déroulait bandage sur bandage. Des blessés volaient toujours. Je voyais les tuniques, ou plutôt, le rouge se voyait bien sur le blanc. Comme si ça ne suffisait pas, des rangées d'Utopiens semblaient ne pas avoir bougé d'une plume depuis le début des combats. Ça, c'était peut-être le pire. Ils nous laissaient nous fatiguer en ricanant, croassant avec leurs oiseaux de malheur.

De là-haut, notre prairie devait leur paraître misérable. Notre château devait tenir dans leur main. Et nous, sous leurs pieds, devions sembler aussi dangereux que des moutons coincés dans leur propre enclos.

Tout cela était pire qu'un désordre. C'était un désordre final, un désordre d'agonie.

Aucune trace de l'Angevert.

L'Angevert - Partie IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant