Chapitre 29 - Dernier entrainement

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Difficile d'oublier la voix, même dans les jours qui suivirent cette drôle de nuit. Dès que quelqu'un prononçait mon prénom – ce qui restait heureusement assez rare – je ne pouvais plus m'empêcher d'imaginer un écho derrière lui, qui l'articulait dans un souffle à en dresser l'échine. Et quand ce n'était pas ce simple mot le fautif, il fallait que ce soient les lointains éraillements qui reviennent s'étouffer dans mon esprit, à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Ce n'était pas le plus pratique pour se concentrer, et il ne fallut que quelques jours à Trimidis pour remarquer que j'avais la tête ailleurs.

— On change d'exercice, annonça-t-il sans crier gare, en plein milieu d'une séance de jeté de massine sur cible volante.

Les lourds yoyos de bois arrêtèrent de voler, tandis que Fen posait délicatement pied au sol. Le caporal m'indiqua un endroit où me tenir et ordonna dans la foulée aux autres de prendre un bâton. Nous nous exécutâmes en vitesse, bien que personne ne voyait là où il voulait en venir, moi la première.

— Bien, fit-il avec un sourire que je comprendrais bientôt. Nous allons passer sur un exercice d'immobilisation. Non, non, Walkaerys, lâchez ce bâton.

Alors ça, c'était la meilleure. Avec anxiété, je lançai mon arme loin de moi. Soudain beaucoup trop heureux pour un entrainement, les autres se regroupèrent dans un échange de murmures que j'aurais bien voulu entendre. Curieusement, je tentais tout particulièrement de lire sur les lèvres de Klonor et Nalesh. Ils avaient l'air aussi excités que des enfants prêts à frapper sur une grande piñata.

Puis l'exercice commença. Enfin, un exercice, qui, pour ma part, n'apprenait pas autre chose qu'à ressentir de l'angoisse. Esquiver huit soldats féroces et leurs bâtons, le tout avec une aile encombrante dans les pattes, je n'appelais pas ça un entrainement, j'appelais ça du sadisme. Et le petit air satisfait de Trimidis ne faisait que confirmer ma théorie.

En sautant comme un lapin, j'essayai à tout prix d'éviter le contact. Puis ma stratégie se mua vite en sprints à répétition, pour épuiser mes adversaires. Mais dans les faits, c'était moi qui fatiguais. Je dus vite commencer à repousser les bras, contourner les bâtons. Une fois, je trébuchai sur un pied, pour me relever aussitôt en catastrophe, et courir loin de trois paires de mains, qui se jetaient sur moi. Une vraie partie de rugby, sauf que je n'avais pas de ballon, et l'autre équipe un accord avec l'arbitre.

J'allais perdre. Je le savais. Ce dénouement faisait sans doute partie de l'exercice du caporal, mais mon ego le refusait catégoriquement.

Mes forces m'abandonnaient pour de bon. C'était le dernier moment pour tenter une action. En prenant sur moi, je partis dans une course de la dernière chance. Les ressorts caoutchouteux qui me servaient de jambes chancelèrent sur l'herbe. Les autres me rattraperaient en deux coups d'ailes. Mais qu'importe. Je m'éloignai de la caserne en soufflant comme un bœuf.

Je courus et courus et courus encore. Je n'osai pas me retourner. Si je voyais Klonor ou Nalesh brandir leur bâton tout sourire, à quelques mètres derrière moi, je me serais étouffée avec un lacet pour ne pas me rendre. Les mètres d'herbe défilèrent sous mes jambes. Les bâtiments au loin se déplacèrent légèrement. Je pus aller loin, bien plus loin que ce que j'aurais pu imaginer, mais, à peine eus-je contourné le château par l'arrière, mon corps me dit définitivement stop. 

Mes genoux se plièrent de leur propre chef, envoyant mon menton heurter le gazon sans douceur. Le nez plein de terre, je bondis immédiatement sur mon dos, regard en l'air.

Mais il n'y avait personne. Étrange. M'avaient-ils laissé fuir ? Ou alors, les avais-je semés ? Assez peu probable, mais pas impossible, j'avais vraiment l'impression d'avoir couru à en perdre mon âme.

Encore tremblante, je me forçai à me relever. Un instinct d'escadron m'incitait à revenir sur mes pas, ce que je fis avec la plus grande prudence. Les détails complexes de la façade du château camouflaient même la caserne de l'Armée Blanche. Je m'en éloignai pour essayer d'étendre mon champ de vision, quand je réalisai que je ne connaissais pas cette partie de la Prairie.

J'étais du côté gauche du château, là où Galliem n'avait pas voulu aller. Un magnifique bâtiment, semblable à notre caserne à quelques différences près, me fit comprendre que j'étais à proximité du QG des Archers. J'en aperçus quelques-uns, d'ailleurs, des soldats, peut-être plus discrets que ceux de l'Armée Blanche, avec un uniforme moins... protecteur ? Mais je ne m'attardai pas longtemps sur leurs silhouettes, il y avait plus intéressant, comme cet étrange champ de statues, qui encadraient un édifice d'un autre temps.

On aurait dit que notre petite maison n'était pas la seule à ne pas avoir eu droit au beau crépi d'albâtre. Dans un léger creux de la pelouse, entouré d'une dizaine de statues ailées à hauteur d'homme, se dressait un bâtiment en pierre brute, patinée et parfois fendue, beaucoup plus modeste que le château face à lui. Ses grandes portes en bois terne étaient closes. Ses grandes fenêtres en losange, obstruées de tentures d'un vert sombre sans doute immenses, semblaient jalousement défendre le secret de l'intérieur. Les quelques flèches qui s'étiraient vers le ciel, parcourues de détails d'une autre finesse que celle que je connaissais, tout comme ces galeries à l'air libre, les quelques couloirs en arcades le long de la paroi, tout restait parfaitement désert. Cet édifice semblait comme un fantôme tombé du ciel, vieux et mystique, totalement hors de notre réalité.

« Le temple de l'Angevert et tous ses religieux, pas trop envie d'aller là-bas. »

Les mots de Galliem résonnèrent dans ma tête comme une mise en garde. Avec une drôle de sensation dans le ventre, je commençai à m'éloigner du champ de statues, sans manquer de jeter un dernier coup d'œil aux tentures qui ondulaient sous le vent.

Mais mon groupe se chargea bien vite de me faire retrouver les pieds sur nuage. Une ombre. Deux ombres. Les yeux soudain rivés sur le sol, je vis l'attaque arriver des airs au dernier moment. Une piqûre d'adrénaline fit aussitôt disparaitre mes questions. Sans avoir beaucoup de choix pour la distraction, j'arrachai d'un coup de main les tissus serrant mon aile pour les jeter droit vers le ciel. Un piaillement de surprise jaillit ; je roulai pour éviter la chute de Djam, avant de repartir aussi sec vers le château. Je voulais me mettre à couvert des murs.

C'était sans compter sur leur esprit stratège. Malheureusement pour moi, je n'avais pas encore identifié les têtes pensantes de ce groupe. Et alors que je pensais m'en tirer après une cinquantaine de mètres de course, un premier soldat se posa face à moi. Puis un deuxième. Le temps de me retourner, j'étais déjà encerclée.

Ils avaient anticipé ma direction. Je ne voyais que ça. Tandis que j'hésitais entre les traiter de lâches, ou de bigrement intelligents, Fen fit quelques pas en avant. Son regard avait l'air de dire « Abandonne, tu as perdu. » Pour toute réponse, mon aile, libérée de son cocon, se leva vaillamment au-dessus de ma tête. Je battis l'air sèchement pour remettre les plumes en place, puis, genoux pliés, je levai les poings devant moi.

— Amenez-vous ! lançai-je avec le peu de motivation qui me restait.

Mais ma résistance dura encore moins longtemps que ce que j'avais espéré. J'étais épuisée. Un simple coup de bâton me fit tomber sans aucune gloire, avant qu'au moins quatre personne ne se ruent sur moi. Des mains fébriles m'appuyèrent la tête contre le gazon, m'enserrèrent les poignets, les jambes, tout ce qu'ils pouvaient, dans un mélange d'appréhension et de brutalité. Je n'eus même plus le courage de soupirer. La seule chose qui me remonta le moral fut d'entrevoir Fen passer devant Klonor, pour me faire la clé de bras qui entérina ma défaite.


On ne me libéra qu'à la fin de la journée.

Vraiment, Trimidis s'était surpassé. Me faire passer pour le cobaye prisonnier, c'était sans conteste la pire idée qu'il n'ait jamais eue. Une fois arrêtée, je ne pouvais plus me battre. J'avais interdiction d'essayer de m'échapper. Il fallait juste « comprendre la procédure », en supportant les pouffements de rire des deux seuls imbéciles qui se délectaient de la situation.

Enfin, quand je retrouvai ma liberté au soleil couchant, je ne perdis pas plus mon temps. Blessée dans mon orgueil, je filai immédiatement vers la maison, sans un au revoir pour le caporal.

Peut-être que j'aurais dû y penser à deux fois. Mais à ce moment-là, j'ignorais que je ne verrais pas Trimidis le lendemain.

L'Angevert - Partie IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant